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Corona Chroniques – Amandine

Saint-Denis, Jour 14

“ Tu sais ce que je fais en ce moment ? Je me demandais depuis plusieurs jours comment clasher ma voisine.

– Ta voisine ? 

– Oui, celle qui a voté Macron, qui écrit des statuts Facebooks, si peu discrètement racistes, sur le non-respect du confinement à Saint-Denis et le manque de personnes à leur balcon à 20h dans notre ville. Mais ils sont nombreux comme ça dans le centre-ville de Saint-Denis… Même sans corona. 

– Gentrification

– Macronisation des gens qui se disent de gauche.

– Et donc ? 

– Donc en ce moment, tous les soirs 20 heures, je sors avec mes casseroles, et je gueule dans sa direction :

“On veut du fric, du fric, pour l’hôpital public !
On s’rait pas là sur nos balcons, si vous aviez pas voté Macron !”

Logiquement, ça devrait finir en grève générale et en manifs de rue quand tout sera fini. J’appelle ça le “cacerolazo” #cacerolazo (NDLR espagnol, manif avec des pots et des casseroles).

Ces dernières semaines on a speedé pour finir le montage du film documentaire sur lequel je travaille depuis deux ans. On devait être prêts pour la saison des festivals. Tant mieux quand on regarde ce qui se passe avec le confinement. Donc huit heures par jour, pas de temps pour les distractions. C’est un film sur l’adoption et sur le droit de savoir qui on est. Je suis moi-même une adoptée, et ça n’a pas été toujours facile en tant que racisée adoptée par des parents blancs. Sur les questions de construction personnelle et identitaire c’est évident. Mais c’est important aussi sur des questions de l’ordre du corps, de la biologie. De santé. Quand tu ne sais pas de qui tu viens, tu ne connais pas tes antécédents médicaux possibles. Et j’ai failli en payer les conséquences. Tout ce qui est politique nataliste, c’est des questions politiques, encore plus quand il s’agit d’adoption internationale des pays du Sud vers les pays industrialisés. Il y a forcément une problématique politique, coloniale. Mais les choses changent, on est une masse critique de gens et ça a permis de faire bouger les choses. Donc ce documentaire, c’est à la fois un effort personnel, de faire sens de qui je suis, et d’en faire sens politiquement. Mais c’est épuisant et je suis contente d’en voir le bout. 

– La charge mentale doit être insupportable. 

– C’est déjà pas facile de recueillir les paroles. Mais on en avait beaucoup, 93 pré-entretiens, 42 enregistrement, 19 transcriptions, dont on a fait une douzaine de prémontages audio pour finalement s’arrêter sur 5 personnages. Il y a beaucoup de violences symboliques dans les paroles qu’on a collectées, voire même des violences physiques… C’est dur de rester détachée. Puis il faut revoir, réentendre, monter, couper, choisir ce qui fait sens. Et ça devient difficile à supporter émotionnellement pendant deux ans. Donc après j’aimerais faire une pause du côté social du documentaire. Passer à la fiction. Je veux faire une comédie romantique pour Netflix. (Elle rigole). Les êtres humains sont fatigants, l’écoute emphatique c’est très couteux. 

– Comment tu arrives à gérer ça ?

– J’aime bien le côté du rapport tarifé. Tu ne te décharges pas sur tes amis, ton compagnon ou ta famille. Les bons psys, ils te décentrent, je préfère les psychologues d’Amérique du Nord, les Français sont lacaniens ou freudiens. Ils disent rien. Parfois la séance s’arrête au bout de dix minutes. 

– Alors que souvent on prend plus de temps pour dire les choses qui nous prennent la tête. C’est juste l’échauffement. 

– Exactement. Dans l’approche rogerienne, c’est une écoute empathique, de l’interaction et la séance dure une heure, on te propose des interprétations, on te guide un peu plus. Et puis c’est mieux avec des personnes racisées. Quand tu vas chez le psy, parce que tu en as besoin, et que tu dois expliquer à des psys lacaniens, parisiens, “universalistes”, toutes les problématiques de race, de genre. Je me rappelle quand j’ai commencé : j’ai glissé à ma psy parisienne de l’époque, qu’il y avait une blague que je faisais souvent et que je voulais arrêter de la faire car elle venait d’un lieu de ressentiment. C’était “si j’étais un homme blanc, ma carrière aurait été mille fois mieux”. Et là la psy m’a demandé si j’avais une obsession masculine. Elle s’est arrêtée sur “homme” et pas sur “blanc”. C’est complètement passé à la trappe. Et elle commence à me parler de maternité. Pas de réussite. Pas de pouvoir. Juste « est-ce que je voudrai être un homme » ! Tu sais ma voisine je la trolle souvent. Je rigole, mais mêmes tes interactions quotidiennes ici c’est violent. Les inégalités économiques sont tellement insupportables. 

J’ai l’impression de vivre un dessèchement intellectuel. Chaque conversation commence avec trois pages de pédagogie. Et j’ai plus le temps. J’ai l’impression de devoir recommencer au début à chaque fois. Moi ce que je veux c’est innover, pousser, repousser la limite de ce qui est existant. Sur l’esthétique des films, sur… il y a pleins de sujets où c’est le désert en France. 

Mais bon, je pense que c’est bon, j’ai assez donné. Il y a des espaces où c’est plus facile et parfois, pour son propre bien, il faut arrêter de se péter la tête contre des murs. Donc direction Canada. 

– Tu vas manquer à ta voisine.

– Là, je travaille sur mes variantes. Je mets du Kassav : “Zouk la sé sel médikaman nou ni”. 

J’éclate de rire. 

Amandine est réalisatrice/universitaire/conférencière/adoptée

Ces chroniques sont issues de vraies conversations mais réécrites et parfois recomposées. J’espère leur faire justice. Corona Chroniques est une série, un épisode tous les jours. Retrouvez les précédentes Chroniques :
23/03/2020 Giula, Rome
24/03/2020 Aurélie, Montréal
25/03/2020 Luis, Berlin
26/03/2020 Marina, Copenhague
27/03/2020 Carla, Barcelone
31/03/2020 Amélia, Paris
01/04/2020 Ben, Sud de la France
02/04/2020 Sanza, Hong Kong
03/04/2020 Nicolas, Kuala Lumpur
06/04/2020 Hsiao Wei, Taipei
07/04/2020 Anna, Paris
08/04/2020 Marie-Hélène, Gros-Morne
09/04/2020 Nadia, Schoelcher
10/04/2020 Célia, Sainte-Marie