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Dialogue avec les ombres II

Je ne suis pas créole et encore moins métisse.  Nous sommes en 2009 à la Martinique et la rue a installé l’harmonie du désordre : au silence de la consommation s’élèvent désormais les clameurs d’un « nous » que l’on voudrait collectif.

Il a fallu que la chaîne Canal+ diffuse un reportage sur les Békés pour que remontent en nous toutes les frustrations, les détestations que nous avions, pensions-nous déjà jetées hors de nous-mêmes, effacées puisque, disions-nous lors des cérémonies de l’abolition de l’esclavage  « tout cela c’est loin, il faut aller de l’avant». 

Un des Békés interrogé dans le reportage, regrettait que les historiens ne s’intéressent pas « aux bons côtés de l’esclavage » et expliquait « vouloir préserver sa race ». « Quand je vois des familles métissées avec des Blancs et des Noirs, les enfants naissent de couleurs différentes, il n’y a pas d’harmonie », déclarait-il. 

Il a suffi qu’un Béké dise que l’esclavage avait de bons côtés pour que soudain nous redevenions de pauvres petits nègres. Comme un hoquet.

Je me souviens… Années soixante à Petit-Bourg, deux usines bordaient notre monde : Genipa et l’Usine de Rivière-Salée. Je me souviens que la sirène de l’Usine ponctuait l’heure de partir pour l’école. Premier corne, deuxième corne qu’on disait ; l’Usine respirait dans notre sommeil, crachait sa vidange dans la rivière pleine de fétides poissons lapias qui servaient de « chair » aux familles affamées. Il y avait aussi des Békés. Il y avait surtout des békés, des riches et des pauvres, des Hayot et des Desgrottes et des Desportes et des Dormoy et des Roy de Belle Plaine. Certains travaillaient comme salariés, d’autres étaient des békés griaves sans terre, d’autres encore avaient leur propre buste dans leur jardin. J’ai même vu le patriarche Hayot dans sa berceuse, sur sa véranda, avec sa moustache d’un autre temps.

Je me souviens de l’écrasement et de la fatalité dans les yeux des ouvriers de l’Usine et aussi de l’odeur sucrée des cannes quand elles sortaient broyées de la presse. Broyés comme les fils des fils d’esclaves.

C’était le « doux temps de l’antan » où les noms békés étaient gravés sur les bancs de l’église, c’était le temps amer où les nègres rougis par la vengeance brûlaient les champs de canne qui les liaient au débit de la régie pour 1 franc de rhum et une livre de morue. C’était le temps où surgissaient au milieu de familles bien noires, un petit mulâtre aux yeux clairs. Pas toujours violées les mères ; il y eut des courtisanes et des concubines, car il fallait bien que les femmes « sauvent la race », c’est-à-dire l’éclaircissent, pour quelques bijoux en or, des locations en ville ou autres destinées pour leurs enfants aux yeux clairs. Pour casser la misère bleue. Car les Nègres n’étaient pas si fiers de leurs cheveux crépus, de leurs lèvres épaisses, de ce tragique diffus et sombre qui les suffoquaient jour après jour. 

Je me souviens de l’écrasement et de la fatalité dans les yeux des ouvriers de l’Usine et aussi de l’odeur sucrée des cannes quand elles sortaient broyées de la presse. Broyés comme les fils des fils d’esclaves.

C’était le « doux temps de l’antan »

Osera-t-on encore me dire que c’était bien l’antan lontan ?  Je déteste le madras, ses valeurs mensongères de fierté et ses senteurs de cannelle. Il est plein de sueur et de compromissions, de résistance et de petites lâchetés.

J’ai rêvé de rage devant ces maisons que nous disions coloniales et puis, je me suis dit que la sueur et le sang de mes pères s’étaient mélangés au mortier qui avait édifié ces habitations et que finalement elles étaient aussi à moi.

Et puis je suis allée aux vernissages à la Fondation Clément, et je me suis dit que c’était une manière de réparation.

Je ne suis pas créole et encore moins métisse car le discours sur le métissage est un évitement du tragique. 

Et voilà que de vieilles ombres resurgissent et je me dis que nous ne sommes toujours pas apaisés ; tellement figés « en quête de notre identité » que nous savons trop complexe, trop déchiquetée, trop fragmentée, pas assez lisse, pas assez occidentale que nous passions notre temps à la poursuivre. La figure patriarcale, obsédante, du Béké nous hante, nous tourmente. Nous voudrions le tuer, le découper en mille morceaux, le brûler. Pater Noster.

Là où s’étale aujourd’hui un centre commercial à Genipa sur les ruines de l’Usine, il y avait un baobab sorti de la nuit des temps qui étirait ses branches, qui les penchait assez bas, pour que nous y balancions nos rêves d’enfants. Nous l’appelions « un pied de tamarins macaques », nous nous accrochions à ses branches sans savoir que nos esprits l’avaient planté là comme une sorte de revenance.  Une nuit, le baobab fut déraciné, déchouqué, traîné par un tracteur comme une vieille bête. On dit que c’était un règlement de comptes entre Békés que l’arbre contrariait, terbolisait.

Il existe un concept que nous avons élaboré dans le domaine de la recherche en littérature afro-américaine, celui de la revenance : une irruption de signes qui fragmentent un texte, le complexifient en créant un espace qui interroge le centre, faisant surgir les béances. Le texte c’est Nous. Société du renoncement et du déni, nous avons recouvert nos ombres d’un grand madras. Nous avons célébré l’âge d’or du tan lontan qui n’était tissé que par la misère et la faim. Nous l’avons mythifié pour mieux dompter notre faim d’humanité qui s’est muée en consumérisme délirant. 

Là où s’étale aujourd’hui un centre commercial à Genipa sur les ruines de l’Usine, il y avait un baobab sorti de la nuit des temps qui étirait ses branches, qui les penchait assez bas, pour que nous y balancions nos rêves d’enfants.

Hier, en février 2009, nous avons assisté à la remontée des ombres.

Nous sommes en 2020. La rue s’autorise son ordre et s’historicise. Les statues sont détruites et foulées au pied, des magasins brûlent.

Nous sommes en 2021. Des jeunes hommes ont laissé les refuges qui avalaient leurs silences, et ont fait le choix de l’irruption de leurs corps comme « êtres » visibles, audibles et terribles. Ils sont devenus les maîtres des carrefours ou plutôt maîtres des ronds-points non loin de leurs territoires-cités dortoirs où leurs mères, leurs sœurs et leurs petits frères se débattent entre les minima sociaux, les deals de quartiers et l’échec scolaire. Ils ont placé leurs corps pour couper la route, ce vieux corps avili, rédimé, fragmenté, négocié. C’est comme s’ils élaboraient une cartographie de la résistance, figurée à travers leurs corps. C’est comme si ces corps devenus voix mettaient en scène une poétique de l’obscur et se dévoilaient en déroute. Ils sont descendus des mornes, rampant hors de la mangrove urbaine et ont quimboisé les carrefours à la pleine lune, ont invoqué Legba aux katkwoisé de jadis. Que leur reste-t-il sinon leurs corps avalés par le crack, le rhum et la désespérance ?  « Se tatouer, se maquiller, se masquer, c’est sans doute tout autre chose, c’est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles » nous rappelle Foucault. « Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. »

Nous ne courons plus à la recherche de notre identité. Nous sommes (re)devenus Africains. Avec un grand A comme Égyptiens. Nous zigzaguons dans les méandres d’une Afrique qui ne reconnaît pas le crime originel, nous lui crions que nous sommes des orphelins perdus depuis si longtemps que nous nous raccrochons aux branches de nouveaux mythes : «  nous sommes devenus les fils de Touthankamon et nos ancêtres n’ont jamais été réduits en esclavage ; ou si peu ! Ils ont marroné dès la descente du bateau négrier. Nous n’avons rien créé. Ni langue, ni cosmogonie, ni architecture, ni bèlè, ni kanigwé. Sinon, rien. Nada. Ayen. Car cette terre de déveine n’est pas nôtre », disent-ils.

Nous avons enjambé l’eau amère. Nous ne voulons plus entendre le Poète sangloter :

« Non, nous n’avons jamais été amazones du roi du Dahomey, ni princes de Ghana avec huit cents chameaux, ni docteurs à Tombouctou Askia le Grand étant roi, ni architectes de Djenné, ni Mahdis, ni guerriers. »

Aujourd’hui en 2022, nous assistons à la remontée des ombres qu’il nous faudra dompter.

Je ne suis pas créole et encore moins métisse. Le terme « créole » charrie trop de biguines sucrées, porte le madras, dévale en rires vulgaires des putains matadores, baisse les yeux des das, bâillonne la langue sale du créole et la doudouise Ba mwen an ti bo, dé ti bo doudou, mange des accras épicés et boit du tafia. Je ne suis point cette créole-là. Je suis une bâtarde. J’accepte les fragments, les brisures, les échardes comme le chante Derek Walcott, le poète Saint-Lucien :

 « Cassez un vase : l’amour qui en assemble à nouveau les morceaux est plus fort que l’amour qui, lorsqu’il était entier, considérait sa perfection symétrique comme allant de soi. La colle qui en rejoint les morceaux en scelle la forme originale. C’est cet amour-là qui rassemble nos fragments africains et asiatiques, ces héritages fissurés dont la restauration révèle les cicatrices blanchies. Ce rapiècement de morceaux cassés restitue le soin et la douleur des Antilles, et si les morceaux sont disparates, mal ajustés, ils contiennent plus de peine que leur sculpture originelle, ces icônes et ces vaisseaux sacrés comme allant de soi sur leurs terres ancestrales.

L’art antillais, c’est la restauration de nos histoires fracassées, de nos esquilles de vocabulaire, et l’archipel devient la métaphore de ces morceaux épars qui, ayant un jour rompu leurs amarres, ont dérivé loin de leur continent d’origine. »

Derek Walcott, Lecture Prix Nobel de Littérature

 Je chante la fleur vénéneuse éclatant dans la savane furibonde. J’assume d’être l’impure de mon nouveau royaume.

Lire le Zist 24 dans son intégralité
Mofwazé l’Histoire – Sylvia Saeba
La Lettre et le Fer – Gregory Pierrot
Métasporas – Michael Roch
Refonder, Réparer, Relier – Adeline Rapon
Rester Barbare de Louisa Yousfi – Zaka Toto
Ce qui nous lie – Léa Dubreuil
Parfois les résonances du monde se font entendre plus fortes – Léa Dubreuil
Ils rêvent d’égalité – Michael Roch
Ma révolution – Eva Augustine
L’empathie est la clef – Ariel Kyrou
Pwan patjé’w – Sylvia Saeba
Tè Mawon de Michael Roch – Zaka Toto
Le doucinage de la Soup a pyé de Karine Gama – Aloha Sellin
Dialogue avec les ombres II – Dominique Aurélia
À l’horizon – Janloup Taïno Thaly