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Le doucinage de “La Soup a pyé” de Karine Gama

Et si on parlait de cinéma à la marge ?
Cinéma Caribéen ?
Et si on regardait ce cinéma à travers l’enjeu mémoriel qui l’obsède ?

Ici,  un film se défaisant de l’enjeu despotique de la grandeur mémorielle. 

Ce despotisme est fréquemment rattaché à un impératif de parler de la grande Histoire. L’aliénation dont nos territoires ont été l’objet a participé à une course urgente à justifier notre existence et l’art s’est incarné comme une des tentacules de cet absolu sous-jacent à chacune de nos actions. Le cinéma, de par sa nature technique de captation est, bien sûr, un modèle parfait pour illustrer notre majesté. 

Pourtant, la simplicité peut aussi se faire mémoire.

Il y a des films qui nous rendent estèbékoué, grâce à leur capacité à nous émouvoir, tout en étant d’une sobriété déroutante. « Soup a Pyé », ce court-métrage de quinze minutes, de Karine Gama, réalisatrice guadeloupéenne, en est l’exemple parfait.

Ce film raconte la journée d’une femme, Man Hélène, grand-mère dynamique et cuisinière. Elle s’attelle à préparer sa traditionnelle soupe afin de passer un moment autour de celle-ci avec ses enfants et petits-enfants. Le soir venu, ses attentes vis-à-vis de ce dîner ne correspondent pas à la réalité.

Le cadre est doux : une case composée de sa cuisine, son jardin et sa salle à manger. La case semble presque hors-temps, à l’aide d’une décoration avalisant cette sensation. Des vases, des cadres, de la vaisselle… Dès lors, on vacille : sommes-nous dans un espace doudouisant ? Non. Ce n’est pas le passé qui habite l’image, mais un décor du présent, routinier… un décor qui discute avec une femme active. On ne peut pas déplacer ses objets. Ils sont ancrés, immuables, en tant que condition sine qua non à cette case. 

Et dans cette atmosphère attendrissante, une femme gracile d’un grand âge, portée par l’actrice Emma Richardson, prépare une soupe. 

Avez-vous déjà mangé de la soup a pyé ? Savez-vous de quoi elle est composée ? La réalisatrice, avec minutie, décortique les gestes de cette grand-mère. C’est donc l’occasion de découvrir la recette. D’autant plus, que bien souvent, les experts – pour ne pas dire « nos grand-mères » – nous proposent des explications sibyllines :

– « Un peu plus de ceci », « moins de cela », « doucement ! », « plus vite ! » … 

Mais Karine Gama nous propose bien mieux qu’un tuto recette, elle filme les soupirs qui auréolent le mystère de ce plat. Le montage sans artifice et les plans serrés, s’attèlent à dévoiler les gestes qui font la soupe, afin de sacraliser le rituel et le savoir-faire. On goûte le plat. On est le couteau qui tranche les légumes. On écoute l’eau qui frémit et dans laquelle trempent les éléments. On observe la spatule dans le mélange, qui les remue, sans pour autant les écraser. 

La soup a pyé, ce sont aussi les mains ridées, en pleine activité, qui câlinent, qui s’agitent et qui tournoient autour de la marmite. C’est le son de la radio rythmant la journée tel un métronome. C’est le chignon banane qui habille le port de tête de la grand-mère. C’est l’appel à un membre de la famille pour rappeler le moment du trempage de pain. Et c’est, enfin, la réunion autour de la table. 

La grande force du film réside dans cette délicatesse, cette retenue dans la manière de capter les gestes, ritualiser l’ensemble sans pour autant mettre sur un piédestal un signe plus qu’un autre. Elle souligne ce qui est de l’ordre de l’ineffable.

Karine Gama conserve les secrets de la cuisine, cependant, elle semble nous rappeler que l’art de la gastronomie ne se subjugue vraiment que dans l’intimité partagée au-dessus de la marmite, dans les murmures, et les rencontres qui enlacent nos cœurs.

Et la mémoire se glisse dans les failles de cette intimité. 

Dans ce film, Karine Gama met en lumière, Man Hélène, cette grand-mère et sa mémoire enveloppée par la solitude. 

Quand on sait qu’en Guadeloupe et en Martinique, on tend à avoir des discours appesantis sur le trop-plein d’aînés dont nos territoires sont les sujets, ce film est un suave rappel mélancolique à croire en ce que la mémoire ne se fait pas qu’uniquement dans le récit des grands Hommes dans l’histoire, mais aussi dans la simplicité de nos intimités avec nos aînés.  

Ce film est petit et délicat. Ce film est surtout nécessaire de par sa capacité à affirmer nos engagements. L’enjeu mémoriel peut malheureusement se penser uniquement en tant que dispositif intellectuel ou bien militant, parce qu’il est dit que la grandeur nécessite des compétences singulières. Faire mémoire avec fracas n’est pas le fait d’une personne lambda, et se creuse alors un fossé entre ceux qui sont aptes et ceux qui ne le sont pas. Tout le monde n’est pas historien, n’est-ce pas ? Et pourtant, à la faveur de ce court-métrage, on se rappelle que l’engagement mémoriel peut se faire dans la simplicité d’un échange avec nos aînés. Ainsi, il suffit de cuisiner avec tendresse une soup a pyé avec nos grand-mères, pour se plonger dans l’entrelac des traces du temps. 

Nous aussi, on peut.

Karine GAMA, Soup a pyé, Les films du Racoon/Acis Production, 2013, 15 minutes.
Film disponible sur la plateforme CINEDILES Carribean VOD ou bien sur youtube.

Lire le Zist 24 dans son intégralité
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