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L’empathie est la clef

Impossible de réparer, de relier puis de refonder un monde commun sans un préalable, une qualité présente en nous mais qui se cultive dans le temps long et suppose une forte exigence d’attention : l’empathie vis-à-vis de l’étranger, de l’autre si différent de soi. Cette clef de l’humanité au-delà des identités et de ladite « nature » des êtres est le sésame des écrits de l’auteur de science-fiction Philip K. Dick. Dans le texte qui suit, Ariel Kyrou reprend et remixe totalement l’entrée « Empathie » de son ABC Dick (ActuSF, 2021) afin d’en montrer le caractère aujourd’hui plus incontournable que jamais pour toute refondation réparatrice et profondément reliée de nos sociétés.

Il y a des mots qui sonnent si doux et ringards au regard de l’économisme dominant qu’ils en deviennent merveilleux de décalage, donc idéaux pour qui veut survivre à la jungle urbaine puis tenter de construire collectivement un « être au monde » non plus aveuglément compétitif, capitaliste au pire sens du terme, mais coopératif, relié et réparateur des prédations de nos sociétés depuis des lustres. Ainsi en est-il de la bonté ou de sa petite sœur l’empathie, cette capacité à se mettre réellement dans la peau de l’autre, à glisser son ego dans la carcasse existentielle de l’être radicalement différent, là en face de moi, qui souffle, souffre, voire sent le soufre.

Dans une société occidentale gouvernée par l’indifférence, si timide face aux malheurs de la planète et aux méfaits persistants du colonialisme et de son vieux partenaire le patriarcat, mais également si inconsciente des dégâts mentaux infligés au spectateur soumis et à son enfant contemporain l’internaute, cette empathie-là semble chaque jour plus dure à incarner. Car l’empathie, vécue par de l’intérieur, n’est pas la bonne conscience, ce pis-aller jeté aux fauves du métro et des rues pour ne plus avoir à y penser. Y a-t-il donc moyen de réveiller l’âme du consommateur d’images, gavé de sons et d’écrans, cet être connecté dont l’acte de résistance le plus abouti consiste à se promener partout avec des écouteurs sur les oreilles pour ne rien entendre des univers bariolés qu’il parcourt ?

Philip K. Dick © The Estate of Philip K. Dick

De fait, toute réparation part d’une prise de conscience, d’un réveil d’empathie de ceux qui, jusque-là, n’étaient que des prédateurs ne voulant jamais admettre le caractère esclavagiste de leur société, voire de leur rapport quotidien aux agents qui les entourent, humains ou non-humains. L’empathie explose les barrières entre les êtres, au risque d’une brûlure violente et très douloureuse. Elle relie, mais sans les filtres rassurants, les baumes falsificateurs de la bienséance et de la bonne morale. Et c’est bien pourquoi rien d’humainement durable, aucune société plaçant en son centre la nécessité si complexe de n’exclure personne de ses perspectives ne peut se refonder sans ce socle premier de l’empathie. Non comme un lieu commun, un mot creux masquant quelque réinvention à peine plus civilisée de l’esclavagisme, mais telle une tension permanente pour l’individu, la communauté et la société, tel un horizon qu’il conviendrait de chercher à atteindre sans cesse tout en sachant cette issue de l’empathie idéale littéralement impossible, tant l’Autre restera toujours pour tout un chacun un mystère.

L’empathie s’exprime dans l’acte de générosité qui jamais n’a besoin de passer par les labyrinthes de la réflexion. Sa lumière suppose la capacité immédiate à se mettre dans la peau de l’autre, que celui-ci soit un mendiant à Haïti, une tenancière de bordel mal dans ses fringues, le grand manitou d’un géant pétrolier, une vieille femme aborigène torturée par son patron, un gamin perdu des rues de Lagos, une belle otarie, une araignée moche, un être extraterrestre ou pourquoi pas un vulgaire robot, qui semble au premier regard vivant ou pas loin. Le geste de bonté se vit dans l’instant, résultat imprévisible d’une vie d’homme quelconque, c’est-à- dire singulier, sans statut ni vernis. Il est ce moment où l’on ressent physiquement la relation à l’autre, humain de toutes couleurs et, pourquoi pas, animal, plante ou vivant d’un autre ordre. Au-delà des siècles et des siècles de supposée civilisation, le moment d’empathie signe dans le corps de deux individus, l’émetteur et le récepteur de l’attention, un sentiment universel. Cette force trouble et troublante de la connexion entre les êtres, qui naît de l’écoute hors cadre plutôt que de la guerre induite par les rapports d’aliénation et de domination du néo-libéralisme, est ce que traque Philip K. Dick, écrivain de science-fiction mort en 1982, quelques mois avant que ne sorte au cinéma Blade Runner de Ridley Scott, adapté de son roman Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1969)…

Quand cet auteur si actuel explore partout dans ses romans et nouvelles les multiples signes d’empathie, donc d’entraide au-delà de la « nature » de ses figures, il retrouve sans s’en douter la conviction du géographe, explorateur, zoologiste, anthropologue, géologue et militant anarchiste Pierre Kropotkine1. Bien avant que ne soit extrait tout récemment des oubliettes de l’Anthropocène l’essai publié dès 1902 par Kropotkine, L’Entraide, un facteur de l’évolution2, Philip K. Dick anticipe la redécouverte de l’altruisme comme l’un des principes premiers du vivant. Soit une qualité d’empathie à laquelle l’écrivain donne le nom de Caritas ou d’Agapé, en référence à Saint Paul et à Leibniz. Il en assume certes le caractère intemporel, mais la fait vivre et revivre dans ce qui semble, en première approche, le contraire d’un être humain : l’extraterrestre, ou pire, la machine. C’est ainsi qu’il démontre, par l’absurde, que la compassion se contrefout non seulement de l’époque mais de la physiologie de l’être ou même de la chose à même d’en éprouver la charitable et bien souvent souffrante réalité.

Illustration d’évidence dans Les Clans de la lune alphane : pour extirper de ses idées les plus sombres un être humain au bord du suicide, en équilibre sur le rebord de sa fenêtre, lord Running Clam, amibe télépathe de Ganymède à l’aspect de « fongus jaune », se coule silencieusement sous la porte de son appartement. Il lui parle, et le sauve3. Or cet extraterrestre au physique si insupportable ne pourrait-il pas être l’une des métaphores de l’esclave noir d’il n’y a pas si longtemps, maltraité dans les plantations des colons blancs, paraissant pour ces derniers si étrange, si différent, si inférieur voire si odieux ? L’amibe de Ganymède représente à la fois le saint et le révolté, l’esclave libéré et le bon samaritain, le migrant radical et le damné transfiguré au-delà même de la Terre.

Autre exemple : le robot taxi qui clôt En attendant l’année dernière (1966). Lui non plus n’a rien d’humain, voire semble-t-il rien de vivant. Mais il agit humainement par ses réponses au docteur Sweetscent. Au-delà des roues et des boulons, il fait preuve d’empathie. Il suggère à l’être humain de ne pas quitter sa femme, cette harpie qui a tenté de l’empoisonner, mais qui est promise à une terrible dégénérescence à cause d’une maladie née de l’absorption d’une drogue. Quand il lui demande pourquoi il devrait l’aider encore, le robot lui explique que « l’abandonner voudrait dire : je ne peux pas supporter la réalité telle qu’elle est. Il me faut des conditions plus tolérables qui me soient particulières.4 » Rebelle à tout égoïsme, par le sens de ses mots autant que de son acte de parole, cette machine fait exception. Elle n’obéit plus à ses circuits automatiques de conducteur automobile rétribué. Elle ne suit plus ses réflexes conditionnés. Philip K. Dick nous livre ici un message : la fibre humaine s’infiltre partout, sans souci de soupape ni de fils électrique, de nature ou de beauté physique. Fidélité à soi-même. À son histoire. À son éthique. À ses sentiments. À ses liens les plus inattendus. Fidélité spirituelle plus que matérielle, elle peut s’incarner aussi facilement dans un humain que dans un robot taxi ou une amibe télépathe de Ganymède.

Le combat contre notre « devenir-machine » ne se calcule pas, mais commence ici et maintenant, dans le quotidien le plus trivial. « L’humain authentique », quelles que soient d’ailleurs sa forme ou sa méforme apparente, noir, blanc, rouge ou au physique d’amibe, est l’être qui, par empathie, se retrouve, lui-même ne sait ni comment ni pourquoi, à faire des exceptions. Il n’est plus esclavagiste. Il n’est plus le patron autoritaire. Il n’est plus le petit chef à plumes de coq. Il est, à l’inverse, ce prof de gym, lorsque le jeune Philip K. Dick était au lycée, qui agit de sorte que le garçon trop gros ou malhabile ne monte pas à la corde, et évite ainsi l’humiliation devant ses camarades de classe. Il est ce travailleur social qui, malgré les directives gouvernementales, se refuse à dénoncer cette mère « sans papiers » après son accouchement et lui permet de continuer à toucher ses allocations familiales. Il est ce contrôleur de la SNCF qui « oublie » de contrôler une fille perdue, en guenilles et sans billet, et lui file l’adresse d’un centre de secours…

Selon les termes de l’auteur de science-fiction, lorsque sous Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale le secrétaire général de la police au ministère de l’Intérieur, René Bousquet, négocie un accord sur l’arrestation et la déportation de dix mille Juifs en zone libre et de vingt mille Juifs en zone occupée, il agit comme un androïde, n’écoutant que ses tendances mécaniques. Au nom de la continuité de l’État, jugée supérieure aux sorts de simples individus, et sous prétexte d’éviter le pire, il pose son cachet sur un papier qui le rend complice de l’horreur. Fonctionnaire obéissant, responsable au regard de son autorité de tutelle, il devient éthiquement irresponsable. Car son manque d’empathie l’aveugle sur la nécessité qu’il aurait de se muter en hors-la-loi lorsque cette même loi dicte à chacun une telle décision de mort. Son acte est d’autant plus atroce qu’il reste à distance de l’horreur – comme d’ailleurs les colons masquent l’ignominie de l’esclavage par leur évangélisme chrétien. Ainsi a-t-il le sentiment de garder ses mains « propres ». Pour parler comme Dick, s’il avait voulu rester humain, Bousquet aurait dû suivre « sa tendance à regimber ». C’est ce que fait Monsieur Tagomi dans Le Maître du Haut Château : dans cet univers parallèle où les alliés ont perdu la guerre 1939-1945, il dit non. Il refuse de signer une feuille administrative qui aurait envoyé un Juif à la mort. Se rebellant silencieusement contre cette « banalité du mal » sur laquelle la philosophe Hannah Arendt a écrit un essai devenu célèbre5, il dit au nazi qui exige qu’il paraphe l’acte officiel de condamnation : non, je ne suis pas une machine réflexe.

Le Maître du Haut-Chateau de Philip K. Dick imagine un monde où les nazis ont gagné la Seconde Guerre mondiale
L’adaption en série télévisuelle sur Amazon Vidéo

Chez Philip K. Dick, les notions d’empathie et de rejet viscéral de l’autorité dite supérieure se confondent, et ce pour une raison philosophique : le libre arbitre, dont il doute très profondément, ne peut en effet être constructeur plutôt que destructeur qu’à cette unique condition de l’amour sous toutes ses coutures, en particulier désintéressé et détaché de toutes dimensions de pouvoir et d’administration des êtres. Là se situe selon moi le point de départ d’une refondation individuelle puis collective, tentant vaille que vaille de réparer les liens cassés et d’en tisser peu à peu de nouveau, malgré les inégalités persistantes, les dégâts de plus en plus en plus prégnants du réchauffement climatique et les inavouables résistances de l’exploitation capitaliste sous toutes ses facettes. L’empathie est l’antidote au « devenir machine » à l’insu de notre plein gré – comme le disait sérieusement un coureur cycliste dopé, Richard Virenque, pour justifier de sa prise de drogues. Elle m’apparaît dès lors comme la condition nécessaire et non suffisante de l’utopie terrestre et anarchiste dont je rêverais qu’elle puisse piloter demain nos reconstructions communes6 dans la diversalité de ce Tout-monde imaginé à la fin du siècle dernier par Édouard Glissant. Car l’empathie permet à chacun et chacune d’assumer une responsabilité bien au-delà des règlements fascistes ou des lois voulant faire notre Bien à notre place – ce qui, sous ce registre, positionne Dick à l’opposé de Kant et de son impératif catégorique de respect final de toute autorité dûment instituée. Elle est l’une des clés majeures pour nous aider à « décoloniser » nos neurones, à les débarrasser de toutes formes de racisme et de prédation consciente ou involontaire. Elle relie potentiellement en nous et dans nos collectifs inédits ce que ladite civilisation occidentale avait auparavant séparé à des fins d’exploitation, nous permettant de tisser à nouveau des liens entre des êtres dont l’Histoire blanche avait fait des ennemis.

Chez Philip K. Dick, les notions d’empathie et de rejet viscéral de l’autorité dite supérieure se confondent, et ce pour une raison philosophique : le libre arbitre, dont il doute très profondément, ne peut en effet être constructeur plutôt que destructeur qu’à cette unique condition de l’amour sous toutes ses coutures, en particulier désintéressé et détaché de toutes dimensions de pouvoir et d’administration des êtres. Là se situe selon moi le point de départ d’une refondation individuelle puis collective, tentant vaille que vaille de réparer les liens cassés et d’en tisser peu à peu de nouveau, malgré les inégalités persistantes, les dégâts de plus en plus en plus prégnants du réchauffement climatique et les inavouables résistances de l’exploitation capitaliste sous toutes ses facettes. L’empathie est l’antidote au « devenir machine » à l’insu de notre plein gré – comme le disait sérieusement un coureur cycliste dopé, Richard Virenque, pour justifier de sa prise de drogues. Elle m’apparaît dès lors comme la condition nécessaire et non suffisante de l’utopie terrestre et anarchiste dont je rêverais qu’elle puisse piloter demain nos reconstructions communes6 dans la diversalité de ce Tout-monde imaginé à la fin du siècle dernier par Édouard Glissant. Car l’empathie permet à chacun et chacune d’assumer une responsabilité bien au-delà des règlements fascistes ou des lois voulant faire notre Bien à notre place – ce qui, sous ce registre, positionne Dick à l’opposé de Kant et de son impératif catégorique de respect final de toute autorité dûment instituée. Elle est l’une des clés majeures pour nous aider à « décoloniser » nos neurones, à les débarrasser de toutes formes de racisme et de prédation consciente ou involontaire. Elle relie potentiellement en nous et dans nos collectifs inédits ce que ladite civilisation occidentale avait auparavant séparé à des fins d’exploitation, nous permettant de tisser à nouveau des liens entre des êtres dont l’Histoire blanche avait fait des ennemis.

1. Lire Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide, L’autre loi de la jungle, Éditions Les Liens Qui Libèrent, 2017.
2. C’est d’ailleurs l’autre grand géographe anarchiste, Élisée Reclus, qui a proposé à Pierre Kropotkine de traduire son titre, « mutual aid », par « entr’aide » en français.
3. Philip K. Dick, Les Clans de la lune alphane, op. cit.
4. Philip K. Dick, En attendant l’année dernière (1966), Opta, collection Club du Livre d’Anticipation, 1968.
5. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal, 1963, dans Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme., Eichmann à Jérusalem, Gallimard, collection
6. Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur, ActuSF, 2020.

Lire le Zist 24 dans son intégralité
Mofwazé l’Histoire – Sylvia Saeba
La Lettre et le Fer – Gregory Pierrot
Métasporas – Michael Roch
Refonder, Réparer, Relier – Adeline Rapon
Rester Barbare de Louisa Yousfi – Zaka Toto
Ce qui nous lie – Léa Dubreuil
Parfois les résonances du monde se font entendre plus fortes – Léa Dubreuil
Ils rêvent d’égalité – Michael Roch
Ma révolution – Eva Augustine
L’empathie est la clef – Ariel Kyrou
Pwan patjé’w – Sylvia Saeba
Tè Mawon de Michael Roch – Zaka Toto
Le doucinage de la Soup a pyé de Karine Gama – Aloha Sellin
Dialogue avec les ombres II – Dominique Aurélia
À l’horizon – Janloup Taïno Thaly

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