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Lettre et le Fer

Une leçon d’Histoire déguisée en enquête journalistique : c’est le dernier pavé jeté dans la mare par le New York Times avec ce qu’ils appellent “la Rançon”. François Hollande l’avait dit avant eux, à la surprise générale. Oui, l’enquête elle-même a un titre de polar ; c’est qu’elle porte sur un scandale inouï, que Marlene L. Daut préfère appeler “le plus grand braquage de l’Histoire” : le tribut imposé par la France esclavagiste à Haïti en échange de sa reconnaissance diplomatique.

Quelques années à peine avant d’aller mettre l’Algérie à feu et à sang notamment pour se refaire de la perte du joyau des colonies antillaises, le roi Charles X força Haïti sous la menace à payer des réparations pour les dommages subis par les anciens colons.

J’en vois plein hocher la tête : c’est Zist ici, rien de nouveau sous le soleil des tropiques. Il y a des Histoires qu’on ne connaît que trop bien, même si parfois on en connaît surtout les grandes lignes.

Grandir Français et Antillais (première, deuxième, troisième génération), c’est toujours connaître de l’Histoire qu’on n’a jamais appris à l’école ; c’est savoir d’où vient le rose de ces derniers flocons de l’Empire des vieilles mappemondes.

L’eau de Javel du roman national ne fait illusion que si et quand on accepte de suspendre volontairement  son incrédulité ; faute de jouer, difficile de ne pas reconnaître là les taches de sang caillé de nos ancêtres. Mais c’est une chose de savoir la violence abstraite, c’en est une autre d’en connaître les détails. Et l’Histoire de la dette d’Haïti est une folie. Un truc impensable (j’y reviendrai). Mais ce que cette affaire révèle à celles et ceux qui sauraient regarder, c’est le processus par lequel depuis plus de deux siècles, on réussit en Occident à effacer Haïti même, voire précisément, quand on en parle. Vous allez voir, c’est super.

Mais j’en vois quand même deux-trois qui écarquillent les yeux. Les un.es comme les autres, laissez-moi vous dire : l’enquête du New York Times est un modèle de vulgarisation historique, couvrant deux siècles d’histoire pour démontrer, preuves à l’appui, la responsabilité directe des gouvernements français et étatsuniens et des banques qu’elles ont soutenues dans leur campagne d’exploitation de la dette forcée d’Haïti. Le dossier est le résultat de plus d’un an d’efforts : recherche en archives, interviews sur trois continents d’universitaires, diplomates, politiques, économistes, calculs savants, j’en passe et des meilleures. Tout ici dit qu’il s’agit d’un sujet complexe et important, pris au sérieux par un journal renommé, la Cadillac du journalisme. L’enquête est disponible en ligne en créole haïtien, français et anglais ; elle a aussi été publiée dans la version papier en épisodes tous annoncés en première page.

Il y a de vrais scoops dans cette série. Les détails concernant les noms d’anciens esclavagistes français ayant profité des réparations; ceux au sujet des banques françaises et américaines ayant construit la dette haïtienne pour mieux piller les coffres du gouvernement, montrant quelles institutions actuelles vivent encore sur cet argent, j’en passe et des pires, sont autant d’éléments qui pour être connus de certains n’en avaient pas moins jamais été exposé ainsi au grand public, au grand jour. Voir Thierry Burkard, ancien ambassadeur de France en Haïti (goûtez ses délicieux commentaires sur Haïti par ici), déclarer sans ambages et loin des versions officielles qu’en effet, la France et les États-Unis s’étaient mis d’accord pour renverser Aristide, suite notamment à son discours sur les réparations : voilà une surprise. Non pas qu’on ne le savait pas, encore : mais le fait qu’il le reconnaisse ainsi dans les pages du plus célèbre journal du monde, ça n’est pas rien, et ça vaut d’autant que dans les pages du NYT, qu’on le veuille ou non, c’est difficile à ignorer. Un jour après la publication, des responsables du CIC, la banque française en question, annonçaient sur Twitter demander une étude de cette histoire. Un geste potentiellement insignifiant : mais le fait même de les mettre dans cette position suggère l’impact que peut, qu’aurait pu, avoir cette série.

Permettez-moi un petit détour : il y a quelques années, au détour d’un café, un collègue universitaire me demandait en passant : “Comment se fait-il qu’on découvre toujours la révolution haïtienne?”

Un sacré tour de phrase. Découvrir, toujours, encore et encore, un évènement bicentenaire. Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ?

On ‘découvre’ l’histoire comme on l’apprend, et suivant nos intérêts et préférences personnelles: à la maison, à l’école, dans des films, dans des bouquins, dans les histoires des ancien.nes, au détour d’une plaque de rue, à lire les plaques de statue (je suis de ces gros nerds qui le font, c’est un sacerdoce), sur toutes les pages lues, sur toutes les pages blanches, sur le sable sur la neige enfin bon, vous voyez bien. Certaines de ces découvertes ont plus d’effet que d’autres, nous touchent plus que d’autres. Adolescent, j’ai découvert que mon lycée, Georges-de-la-Tour à Metz, avait été la Kommandantur de la Gestapo pendant la Deuxième Guerre mondiale. Ça n’avait jamais été exactement un secret ; on ne s’en vantait pas non plus, si vous voulez. L’information était là, attendant au détour d’une page de journal, au coin d’une conversation. Quelle terrible révélation. Et voilà, le langage de l’épiphanie mystique !

Mais il y a de ça, un peu, parfois, dans la connaissance historique : c’est comme trouver les clefs qui déverrouillent la compréhension des dynamiques qui ont formé notre monde. On touche du doigt l’existentiel, et pour celleux que ça titille, on peut rentrer dans le politique jusqu’au coude ; dans les deux cas, on entre en tant qu’individu dans le cosmos de l’humanité. Ces découvertes-là arrivent à longueur de journée : on rejoint en permanence des communautés de savoir, souvent sans le savoir, généralement sans en faire trop de foin, bien qu’il y ait un temps pour les feux de paille. Ça peut aider à briller en soirée. Mais le potentiel pour créer des communautés est là aussi, à portée de main. L’être et le faire : c’est une chose d’être un sachant ; ce qu’on fait de ce savoir, voilà sûrement ce qui importe.

OK, OK. Mais peut-on découvrir, ou redécouvrir, un évènement historique ?

Ce n’est pas impossible en soi : il me semble légitime de dire qu’on a découvert l’extinction Crétacé-Paléogène. C’est un argument qui semble bien plus difficile à avancer pour ce qui est de l’histoire humaine, puisqu’elle repose sur la mémoire humaine et ses technologies : orature, écriture, enregistrement, etc. et sur l’accès qu’on peut y avoir. On peut imaginer que des évènements, oubliés tout ou en partie par manque de mémoire (accidentellement ou à dessein), soient récupérés. Mais découverts? Allons bon. On sait trop bien ce qu’ont tendance à impliquer les déclarations de découverte : ça sent bon la Niña, la Pinta, la Santa Maria, les aventuriers génois aux théories gênantes qui trébuchent sur un champ d’îles et appellent ça les Indes. Ça sent le Colomb à Samana. Ça tombe bien, vous me direz. C’est bien de cette île qu’on parle : Quisqueya, Ayiti, Hispaniola, n’en jetez plus.

Il existe peut-être un lien direct entre la découverte individuelle et l’affirmation qu’on a fait une découverte : peut-être est-on convaincu — littéralement ou figurativement — d’être seul au monde ; peut-être croit-on plutôt que notre conscience est la seule qui compte, et ce ‘on’ qu’on étend concentriquement s’arrête juste là où commencent ces autres avec lesquels on n’imagine pas ou peu d’identité. Les lettres et le fer — Colomb ne découvre pas Les Amériques dans l’absolu, il les découvre pour ceux qui comptent pour lui : le roi Ferdinand et la reine Isabelle, le financier Santangel, à qui il doit des comptes; ceux qui liront les lettres qu’il s’empressera de rendre publiques. Colomb, parti à la recherche du passage vers l’Inde (connue), trouve une contrée inattendue. Alors même qu’il prétend être arrivé exactement où il pensait aller, il n’y reconnaît rien de ce qu’il a pu lire sur l’Inde, renomme tout ce qu’il voit. La découverte est un florilège rhétorique visant à atténuer le fait que l’archipel trahit les grandes promesses qu’ils avaient vendues à ses mécènes (des montagnes d’or, des épices à foison). Ce n’est pas Bombay, mais c’est déjà pas si mal ; un truc inouï. Personne n’a jamais vu ça. Des millions de gens sont déjà là, mais n’ayez crainte : ils ne connaissent pas le fer. Vous connaissez la suite.

La découverte est un mensonge : Colomb le navigateur connaissait bien les histoires des baleiniers basques qui pour certains poursuivaient déjà leurs proies jusqu’en Amérique du Nord. La découverte est une accroche qui fait vendre, une arnaque de VRP.

Et donc, le NYT.

Cet article a des problèmes. Commençons avec ce chapeau on ne peut plus dramatique :

“En 1791, les esclaves haïtiens réussissent l’impensable. Ils chassent les colons français et fondent un nouveau pays. La France fera payer cet affront à leurs descendants — en espèces. Le montant payé est resté un mystère, jusqu’à aujourd’hui. Pour trouver la réponse, le Times a parcouru des archives centenaires.”

Vous la sentez, la voix off “In a world” ?

Photo : Adeline Rapon

Vous aussi ça vous a un peu fait grincer des dents, déjà ? Vous avez tiqué à cette première phrase qui confond le début et la fin de la révolution haïtienne ? À force de raccourcis, on en vient à dire n’importe quoi, mais qu’importe : pour mériter du New York Times, il faut un scoop. Vite, vite, un scoop !

Allez hop : avant NOUS (pas vous les nègres, qui saviez pour avoir subi cette histoire ; ni vous, qui que vous soyez, qui l’avez étudiée) personne ne savait, euh, n’avait calculé euhhh systématiquement le montant EXACT du tribut payé par Haïti ainsi que son coût EXACT pour l’économie haïtienne. Quelques historiens leur ont dit, alors c’est que c’est vrai : PERSONNE ne l’avait fait avant le NYT.

Hyperbolique ? Sans aucun doute. Mensonger ? NO COMMENT.

Certains journalistes le disent à la plèbe : allons bon, personne ne doit prendre ce genre de déclaration au sérieux. À quoi bon, alors ? On n’en saura rien. Toujours est-il que très vite sur les réseaux sociaux, des boucliers se sont levés pour moquer l’arrogance indue du NYT. Et d’une, le journal lui-même mentionne en passant que les résultats de leurs calculs “pourraient être étonnamment proches du chiffre avancé par M. Aristide” dès 2003. Celui qui était à l’époque président d’Haïti avait alors prononcé un discours à l’occasion du bicentenaire de l’indépendance où il exigeait le paiement de cette dette. Comme le note le NYT, beaucoup alors (notamment des journalistes, comme quoi) avaient ridiculisé le montant. Mais maintenant que le NYT est d’accord, on ne rigole plus. C’est bien que le NYT ouvre les yeux, mais vous comprendrez que ça reste en travers de la gorge de personnes qui ont dédié leurs vies et leurs carrières à ce sujet.

Le NYT ne se fait pas mousser accidentellement, mais bien en complète connaissance de cause. Comme les conversations continuaient, les lecteurs lambda eurent droit à une meilleure idée de la manière dont le NYT fait la saucisse : malgré l’effort (il est vrai peu commun) de la part des auteurs de citer leurs sources (primaires et secondaires, s’il vous plaît) et certaines des nombreuses personnes ayant participé de près ou de loin à cette enquête, d’autres — et pas des moindres — sollicitées pour leurs sources, leurs idées, leurs connaissances de l’Histoire haïtienne, du pays, de ses institutions, des activistes, archivistes, universitaires des trois coins du globe ayant donné de leur temps et de leur savoir se voient complètement effacés de l’enquête, ni cités, ni mentionnés dans les remerciements, ni même dans la bibliographie.

C’est peut-être un détail pour vous, mais pour un universitaire ça peut dire beaucoup.

Et cette conversation au sujet des pratiques de citations ou d’occlusion du NYT en particulier, mais plus généralement lorsqu’il est sujet d’Haïti, a depuis développé une vie autonome. Si les universitaires américains se sont sentis lésés, imaginez ces universitaires haïtiens qui souvent déjà notaient une tendance similaire à l’exploitation chez leurs collègues américains. L’affaire de Cock, si vous voulez, mais à l’échelle d’une nation entière et de la communauté internationale. La nausée qui monte quand on pense que ces débats, bien que justifiés, menacent de prendre plus de place que ceux que la série devrait générer.

On peut, on doit se poser la question : qu’est-ce qui force un journaliste à privilégier l’argument de primauté dans un cas comme celui-ci ? Est-ce bien nécessaire ? Est-il honteux de faire ce travail impressionnant de vulgarisation historique? “La Rançon” est de ce genre d’effort qui transcende le journalisme comme on le connaît pour virer dans autre chose. Les quatre auteurs en sont bien conscients : leur dossier contient une bibliographie de sources primaires et secondaires pertinentes, mais aussi une compilation des données qui leur ont permis de calculer ce qu’ils estiment être le montant exact payé par Haïti depuis 1825. Incroyable. Impensable, comme le dit l’anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot pour définir la Révolution haïtienne telle qu’elle fut traitée dans l’imaginaire occidental, dans Silencing the Past, un livre écrit en anglais et à ce jour seulement disponible dans cette langue.

Tiens, tiens. Un autre détail qui compte.

Comme toujours, comme partout, le savoir n’est pas juste question de choix ou d’envie, c’est aussi une question d’accès aux sources. Une leçon d’Histoire publiée dans le NYT atteint bien plus de gens qu’un manuel d’histoire haïtien ou une étude en profondeur publiée par une presse universitaire. Ne nous leurrons pas : il y existe un nombre toujours trop grand de lecteur.es qui pense que les origines d’Haïti sont un mystère qui ne les concerne pas. C’est qu’au-delà de l’allergie que peuvent avoir certains envers l’Histoire en général, la présence haïtienne dans l’Histoire de l’Occident a été soigneusement, méthodiquement passée sous silence, et ce depuis le début même du conflit. On voit bien comme il est simple de déraper de cette mise en silence systématique à un raccourci qui ferait d’Haïti elle-même un mystère. Et, comme le disait brillamment l’universitaire Yarimar Bonilla :

“[Nous] Haïtiens (et ceux d’entre nous qui étudient Haïti) n’avions peut-être pas le chiffre précis de la dette, mais nous avions un autre genre de savoir — un autre algèbre — elle structurait déjà la manière dont nous comprenions notre place dans le monde.

L’article du NYT ne révèle pas le mystère d’Haïti aux Haïtiens, il révèle le mystère de l’Occident. Voilà le public qui avait besoin de connaître le chiffre précis, le coût. Voilà le public qui voulait entendre le son du pistolet sous silencieux.”

S’il y a bien une chose qu’on devrait savoir en 2022, c’est qu’il faut se méfier du NYT, comme il faut se méfier de tous les VRP.

Pas parce que leur produit est nécessairement défectueux, mais bien parce qu’une partie non négligeable de ce qu’ils vendent n’est précisément pas le produit lui-même, pas l’information en soi, ni même son analyse (quelle qu’elle soit), mais bien l’image du NYT. Sa devise bien connue — “Toutes les informations qui méritent d’être publiées” (“all the news that’s fit to print”) — souligne autant la possible perspicacité de ses éditeurs que leur cécité goguenarde. Cette devise est un rappel, une invitation à ne jamais oublier que la meilleure manière de lire le New York Times (et pas seulement) est bien à rebours, à contrepied, entre les lignes, en passant les lettres au fer, à toujours se demander ce qui n’est pas passé et pourquoi. Il n’est pas d’article du NYT qui ne parle pas du NYT lui-même et, au-delà, des classes dirigeantes et supérieures des USA et leurs visions du monde. Avec “La Rançon”, ce que le NYT révèle vraiment est la manière dont on peut simultanément exposer et organiser l’ignorance autour d’Haïti. C’est cette même ignorance qui permet, qui exige même qu’on redécouvre Haïti encore et encore, comme une terre inconnue surgissant à l’horizon du passé, pour ne pas avoir à trop réfléchir sur les relations qu’ont entretenues et entretiennent toujours les institutions occidentales — gouvernementales, culturelles, politiques — avec le pays caribéen et tout ce qu’il représente.

Voilà aussi pourquoi “Citationgate” est un leurre. Ces pratiques d’exploitation journalistiques, faisant déjà écho à des pratiques très similaires parmi les universitaires, sont des symptômes de l’exploitation générale d’Haïti, les arbres à l’orée du bois. Si récemment on en aura entendu quelques-uns tomber et, assurément, faire pas mal de bruit, il reste crucial de s’assurer que ces arbres ne finissent pas, comme trop souvent, à cacher la forêt.