fbpx
ABONNEZ-VOUS A 1 AN DE ZIST POUR 5 EUROS PAR MOIS

Contre-Appel de la Goyave

Il y a quelques temps, Zist relayait l’Appel de la Goyave, signé par Zaka Toto, qui soulignait le manque de fondement phonétique et de logique à ne pas prononcer correctement le terme “Goyave” [ɡuɑ.jav] alors que personne ne se tromperait à déchiffrer les mots “royal”, “voyage” ou “loyal”. Loin de découvrir le phénomène ou de me sentir en faute – je me suis fait reprendre de nombreuses fois par ma chère moitié –, cette démonstration m’a fait réfléchir.

Je fais partie de ces français continentaux (je préfère ce terme à celui d’hexagone, toutes mes origines tirant vraiment sur les bords de l’hexagone), ou martiniquais d’alliance, dont le dictionnaire Robert gratifie de correct l’usage de la prononciation [ɡɔ.jav] du mot Goyave.

Je dois dire que mes racines d’enfant ont connu bien peu de goyaves, bien que je vienne d’une région de passages qui a fait son fonds de commerces de plats à base de pomme de terre ou des pizzas à la tomate, c’est-à-dire de végétaux qui ont dû traverser, eux-aussi, il y a bien longtemps, l’océan, avant qu’on les acclimate pour garnir les tables des touristes. Je ne sais trop comment mon organisme est parvenu à faire son compte nécessaire de vitamines de croissance, mais du coup, lorsque je consomme des goyaves – pas si souvent donc – j’oublie régulièrement ce précieux conseil de prononciation ou cette petite réprimande qui m’a été faite lorsque j’ai eu devant moi un amateur ou un cuisinier bien plus spécialiste que moi.

Cela me donne a priori moyennement voix au chapitre. Mais tout de même, plutôt que d’aller chercher la logique ancienne et canonique d’une langue « abîmée » ou « corrompue » par des utilisateurs qui ne mériteraient pas tant de s’en prévaloir, je serais tenté de défendre que cet usage relève peut-être d’un principe peut-être plus large et fort de la langue, qui est celui de la créolisation.

J’avancerais pour cela les arguments suivants : d’abord, je pense qu’en parlant de goyave [ɡɔ.jav], aucun métropolitain ne pense sérieusement que dans un avenir proche, la goyave deviendra l’équivalent de la fraise gariguette et sera produite à Perpignan pour faire de ce fruit une « appropriation culturelle » définitive, qu’il serait même capable, à terme, de revendre aux Martiniquais. Au contraire, la goyave évoque fortement l’île, et depuis l’autre côté de l’océan, il semblerait presque « normal » qu’au lieu d’un nom français, elle emprunte son nom au créole.

Et dès lors, à moins de modifier son orthographe, il semble dès lors logique de prononcer toutes les voyelles avec un « o » et ne pas faire la liaison. Après tout, on dit bien « Maloya » [ma.lo.ja] quand on s’intéresse à la Réunion, par exemple, et « Foyal » [fo.jal] lorsque l’on parle de Fort-de-France. Et si on va au bout de cette logique « extérieure » de ces termes fortement attachés dans l’imaginaire à un territoire, l’hexagonal se dit que si on voulait copier la prononciation du début de Guadeloupe [ɡwa.də.lup], on aurait volontiers pu adopter la même graphie.

Ce processus de raisonnement semble une erreur ou une corruption, un mauvais usage du langage, un peu comme celui qui fait appeler, à Paris, un smoking, ce que les anglais appellent un tuxedo, ou qui a transformé pour le musicien que je suis les « cors anglés » en « cors anglais ». Mais c’est là qu’opère la créolisation, cette « oxydation » du langage. Et si le rempart contre cet usage est la fréquence de l’emploi traditionnel du [ɡuɑ.jav] entendu dans les familles (la « bonne » éducation de bien prononcer, face à une prononciation influencée, guidée par l’imaginaire ou les conversations), il n’est pas impossible à terme que la jeune génération ultramarine en vienne aussi à parler de [ɡɔ.jav] et que la diction traditionnelle disparaisse un petit peu comme certaines formes anciennes de graphie (les isles de jadis, par exemple), dans une logique d’évolution et de dérive inéluctable du langage.

Le plus remarquable dans tout cela est peut-être le côté M. Jourdain des hexagonaux qui font de la créolisation sans le savoir.

Il y aura toujours des personnes pour regretter l’évolution des choses et l’idée qu’elles ne conservent pas leur force intangible. Et probablement trouvera-t- on de nouveaux poètes pour défendre la nouvelle [ɡɔ.jav], sans occulter ceux qui ont déjà écrit et que l’on s’inquiète d’une question de vérité : on admet bien après tout que certains des grands poètes utilisent la forme ancienne de certains mots.

En fait, peut-être cela montre-t-il aussi que le fruit n’est plus tout à fait le même qu’avant. Certes, on a pu rappeler que la tonalité de la [ɡuɑ.jav] évoquait la consistance du fruit mûr, près de s’ouvrir et la charge érotique qu’il contient. Mais la [ɡɔ.jav] d’Europe est peut-être désormais davantage une goyave plus verte, conservée dans la banalité des frigos, plus difficile à découper, bue à la rigueur en jus. Et ainsi, dans l’imaginaire d’aujourd’hui peut-être, le fruit est-il plus frais, au galbe plus ferme, plus en phase avec l’érotisme standardisé et sculpté des corps 2.0.

J’espère bien que mon propre imaginaire, indépendamment de mes racines (mes branches du haut) est créolisé. Je vois dans ce geste des lèvres plus ou moins fainéant de quoi générer de longues réflexions, au besoin nostalgiques susceptibles de donner à ce fruit autant d’importance que les pommes ou les figues. Néanmoins, in fine, le côté positif de ce débat est que même si la prononciation de goyave [ɡɔ.jav] venait à l’emporter, plutôt que de simplement la subir, il y faudra y voir le paradoxe académique de règles qui illustrent ainsi leur propre oxydation au monde…

Pour rappel cette histoire de Goyave commence en 2017 avec Guyane, Goyave et Repentance puis l’Appel de la Goyave.