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En mars de l’année 2020, quelques pirogues furtives débarquent en Mauritanie leur chargement d’humains voyageurs. Ils avaient tenté l’aventure italienne, étaient partis faire « modou-modou » – susurrer des mots doux à l’oreille des touristes ? Soif de mieux, envie d’avenir, pression de l’entourage… ils étaient partis et ils reviennent, le virus les chasse, l’Italie souffre, touristes évaporés – autant rentrer. Bloqués par les autorités de la frontière, ils rentrent au Sénégal au prix d’une « quatorzaine » dans un hôtel de Saint-Louis. Ces pirogues-là sont arrivées, combien ont disparu en route ?

Les pirogues sénégalaises font étalage de leur vaillance, de leur splendeur. On s’y embarque pour la pêche, une nuit ou deux, leurs couleurs claquent autant que leurs drapeaux, leurs paroles ne sont pas souvent douces. Elles reviennent au petit matin dans le port de Saint- Louis ou de Joal, les gamins se disputent les poissons tombés des bassines, les femmes discutent âprement les prix du butin. Sur la ville plane la chanson mouride, tout le jour et parfois loin dans la nuit. Il est compliqué de s’y promener : la chaleur écrase la journée et l’obscurité tombe vite.

Je déambule dans les artères de sable, et même parmi les « fours », où l’on fume les produits de la pêche. Ce n’est pas un spectacle à montrer aux touristes : les odeurs sont fortes, et les reflets sombres, une étrangeté fascinante des fumées et des résidus. La jeune Njorr s’improvise en guide. Elle ne va pas à l’école, aide sa famille aux fours. Elle me donne, avec un sourire timide, les noms wolofs de ce qu’elle me montre. Grâce à elle ma présence est tolérée.

Je déambule et la chaleur me ramène à la mer, à cette bande de plage encombrée de pirogues garées, de charrettes attelées, d’entrailles et de volailles. Un peu plus loin, les hôtels ont perdu tout lustre, ils se désagrègent rapidement sous les assauts de l’écume, bientôt engloutis, disparus. Au pied de ces colosses de quartz, un dépôt somptueux et terrible.

Les sables de ce rivage sont colorés, sculptés, d’une texture étrange.

Ses sables ont épousé les polymères. Est-ce parce que les humains sont devenus polyamoureux ? Le rivage est aussi coloré que les pirogues, il est plissé de sachets, de déchets, de matières mortes aux teintes vives. Le rivage des polymères a accueilli le monde mais c’est un miroir lointain.

Nous avons jeté nos oboles à l’océan, et les courants les ont poussées si loin de nous. Nous ne portons plus le chanvre ni le lin, mais le polyéthylène et le polyuréthane. Les poissons, polyamoureux eux aussi, s’en gavent, de ces fibres éternelles. Nous mangeons les polymères que les pêcheurs des pirogues remettent dans nos assiettes, mais ils nous sont invisibles, dans les boyaux des dorades et dans les sables lointains.

Nous sommes du bon côté de l’Équateur, le désastre ne nous atteint pas. Il faut quatre générations pour que les plus puissants perçoivent les effets de la catastrophe. Quatre générations, c’est long, même pour les polyamoureux. Ça laisse le temps au désastre de s’installer, à l’océan de s’asphyxier, à son niveau de monter, monter, monter…

Polymères, troisième volet d’une trilogie de nouvelles et de photos de Sophie Bazin entre le lieu du même nom à Madagascar, Paris, France et Saint-Louis, Sénégal. L’identité comme voyage, déplacement et aller-retours. Pour lire tout :

Misy Miala
Zoo