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Les Chines dans la Caraïbe : anatomie d’une fake news en Haïti

Une petite nouvelle a fait le tour de l’Internet caribéen la semaine dernière : la Chine ferait un investissement de 30 milliards de dollars US en Haïti. Selon la dépêche de l’Agence Haïtienne de Presse (AHP), l’unique agence de presse locale, un accord aurait été signé le 2 août entre la société Bati Ayiti et la société chinoise Southwest Municipal Engineering and Design Research Institute of China. Selon la dépêche toujours, des travaux de grande envergure figurent dans l’accord tels que : 

  • la construction d’une Centrale Électrique de 600 Mégawatts pour électrifier Port-au-Prince et tout le Pays,
  • la Construction du local de la Mairie, 
  • la construction des Marchés, 
  • la Construction de plusieurs milliers d’appartements au bas de la ville,
  • la construction d’un chemin de fer reliant Port-au-Prince et le reste d’Haïti
  • “etc.”

Ainsi, “On parle de Cinq Milliards de dollars américains et 20.000 travailleurs de secteurs divers, seront mobilisés pour ces travaux qui devraient démarrer avant la fin de cette année”. Au total, “les chinois prévoient d’investir 30 Milliards de dollars américains en Haïti”. Depuis, la dépêche a été reprise par le Huffington Post et une certaine Georgiane Nienaber.

Tout cela est formidable. Haïti trouve des fonds énormes pour pallier à ses problèmes structurels avec l’aide d’une entreprise chinoise. Sauf qu’il y a plusieurs problèmes dans cette dépêche.

Une agence de presse ne fait pas de fautes


Déjà, les fautes. Avez-vous remarqué les capitalisations bizarrement placées ? C’est inhabituel pour une agence de presse. Le boulot d’une agence de presse est de vendre de l’info propre. Court, neutre, factuel, daté, sourcé, sans fautes. L’info doit pouvoir être prise et transmise sans soucis par les différents journaux qui l’achètent.

Il y a un deuxième problème dans cette annonce. Le flou des projets et les sommes mentionnées. Le premier chiffre est de cinq milliards, le deuxième de trente, sans justification pour le passage entre les deux sommes.

C’est beaucoup vingt-cinq milliards. 

La Mairie n’est pas impliquée

La dépêche de l’AHP finit par la mention suivante : 

Entretemps, Bati Ayiti, la Mairie de Port-au-Prince et leurs partenaires continuent de travailler sur le recrutement du personnel et les espaces nécessaires pour la réalisation de ces travaux qui concerneront en tout premier lieu, le local de la Mairie et les Marchés publics au bas de la ville.

Celle du Huffington Post par :

This week the Mayor of Port-au-Prince, Youri Chevry, hosted the signing of an agreement between the Haitian company Bati Ayiti (Build Haiti), headed by former Senator Amos André, and the Southwest Municipal Engineering and Design Research Institute of China.

Cette semaine le Maire de Port-au-Prince, Youry Chevry, a accueilli la signature d’un accord entre la compagnie haïtienne Bati Ayiti (Batir Haiti), mené par l’ancien Sénateur Amos André, et la Southwest Municipal Engineering and Design Research Institute of China (SMEDRIC)

Sauf que depuis, le Maire de Port-au-Prince a sorti différents communiqués. Ici, chez Loop Haiti qui avait repris la dépêche, et a ensuite ajouté cet addendum sans le signaler: 

“Par communiqué, le Maire de Port-au-Prince, Youry Chevry informe avoir tenu plusieurs réunions et signé des « procès-verbaux de ces rencontres » avec des envoyés d’une entreprise « privée chinoise ». Il ne fait état de la signature d’aucun accord.”

Dès le 4 Août, dans le Nouvelliste d’Haïti, le communiqué est encore plus complet:

Le Maire de Port-au-Prince, Youri Chevry, n’aurait que “tenu plusieurs réunions” et signé des “ procès-verbaux de ces rencontres” avec des envoyés d’une entreprise “ privée chinoise “.  Il n’y aurait eu que des “discussions” sur la construction de “marchés publics, des égouts pour l’évacuation des eaux pluviales, le parking municipal” et, hum, “d’autres projets intéressants”.

On est très, très loin d’une centrale électrique et de cinq milliards de dollars. Encore moins de trente. 

Dans un deuxième temps:

“Il n’y a pas encore d’entente sur la construction de ces infrastructures”, selon le Maire, et pire encore si le sujet de voies ferrées et d’électrification du pays ont été mentionnées par “les envoyés de la firme”, le Maire Youri Chevry “souligne avoir exprimé les limites de ses attributions et ses champs de compétences. Certains de ces dossiers concernent l’État central.”

Il n’a jamais été question de centrale ou de voies ferrées. Par contre l’intention était de vendre ce rendez-vous comme tel.


Mais qui est impliqué ?

Il semblerait que deux entreprises soient concernées : une haïtienne, Bati Ayiti (Bâtir Haïti), dirigée par un ancien Sénateur du nom d’Amos André, et l’entreprise chinoise mentionnée plus haut. Je n’ai rien trouvé sur Bati Ayiti. Aucun projet réalisé au préalable. La seule source d’information semble être cette page expliquant en largeur la vie d’Amos André.

Même pauvreté d’information sur l’entreprise chinoise. Est-ce une entreprise privée comme le dit le Maire de Port-au-Prince ou autre chose ? Que dit l’AHP ?

Il [l’accord NDLR] sera acheminé au Gouvernement chinois qui a un délai ne dépassant pas le 30 septembre 2017 pour débloquer les fonds et passer des appels d’offres pour les firmes chinoises intéressées.

Que vient faire le gouvernement chinois dans une entreprise privée ? Cherchons.

Son profil sur Bloomberg indique bien une adresse légale mais aucune information n’est disponible. Pas de responsables, pas d’indications sur le capital, pas de transactions récentes. C’est peut-être dû à l’impossibilité de Bloomberg de pénétrer la Chine.

En revanche, en grattant un petit peu, on trouve que c’est une une entreprise subsidiaire de la China Communications Construction Company Limited (CCCC), une énorme entreprise d’Etat chinoise présente la bourse de  de Hong Kong ( Hong Kong Stock Exchang – HKSE ) et dont les performances sont en partie publiques. Et c’est qu’on trouve le nannan

CCCC appartient à 63.83% (une majorité de contrôle) au China Communications Construction Group (CCCG) basé en Chine qui appartient lui même à 100% à la State-owned Assets Supervision and Administration Commission (SASAC). La SASAC c’est l’agence publique qui contrôle les entreprises d’Etats.

Pour faire simple, SMEDRIC c’est l’Etat chinois.  

Mieux, la CCCC est un acteur majeur dans le projet de la “Nouvelle Route de la Soie” ou “La Ceinture et la Route” du gouvernement de la République populaire de Chine. C’est-à-dire que les projets étrangers qui intéressent cette entreprise sont la traduction des intérêts stratégiques du gouvernement chinois. Au delà de la simple liaison entre la Chine et l’Europe par le biais de différentes routes, c’est un réseau mondial d’alliances et de projets qui est mis en place. L’un dépendant souvent de l’autre et inversement. Et là tout s’éclaire.

A qui profite le “crime” ?

Cette nouvelle rentre dans une lignée plutôt longue d’annonces d’accords – ou plutôt d’échanges – sur des projets d’infrastructures gigantesques (tous dépassant le milliard) entre Haïti et des entreprises chinoises toutes différentes, mais toutes faisant partie de conglomérats liés à l’Etat communiste. Tous ces accords ont été démentis ou abandonnés.

Ils signifient la volonté répétée du gouvernement chinois de réaligner Haïti sur la République Populaire de Chine au détriment de la République de Chine, Taïwan. Haïti est l’un des quelques alliés diplomatiques de Taiwan – un nombre qui décline drastiquement depuis la reconnaissance de la R.P.C par Nixon et Mao en 1972. Après une période de calme entre 2008 et 2016, la Chine a recommencé à acheter agressivement les alliés taïwanais depuis l’élection de la présidente indépendantiste Tsai Ying Wen. 

En mars 2016, c’est la Gambie qui rejoignait Pékin sous l’impulsion du dictateur Jammeh qui depuis a été expulsé du pays. Le coût du ralliement : 1 milliard de dollars US. En Décembre 2016, c’était le tour de Sao Tomé-et-Principe. Le coût du ralliement : 100 millions de dollars US. L’actuel Ministre des Affaires Étrangères du Burkina Faso mentionne des offres à 50 milliards.

Il est donc probable que cette fake news avec ces chiffres mirobolants liés à des projets qui n’existent pas (ou au stade de la préconception si on veut être gentil) signale deux intentions :

  • Celle d’une partie de l’élite haïtienne qui voit l’opportunité immense de bénéficier des largesses de Beijing en favorisant un réalignement – un enjeu parfaitement résumé par cet éditorial du Nouvelliste titré “Quelle sera la Chine de Jovenel Moïse ?”  
  • Enfin, celle de Beijing qui par le biais d’une fake news reprise par des journalistes, des blogueurs et des sites peu scrupuleux, d’indiquer son envie de négocier. 

Leur offre ? Probablement entre 5 et 30 milliards.

Publié en Août 2017.