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L’Histoire à l’Endroit

« L’histoire est écrite par les vainqueurs.”

Robert Brasillach*

Je ne pensais pas écrire sur les récents événements à Charlottesville. Je considère qu’il y a très peu de valeur ajoutée à commenter ces événements quand on voit la qualité des recherches et de la réflexion qui est faite sur la Guerre de Sécession aux États-Unis et sur l’Esclavage. En anglais.

Malheureusement, dès qu’il s’agit d’histoire coloniale et d’esclavage, le schmilblick devient subitement retardataire et simpliste en France. Voire pleinement ignorant et révisionniste. Comme s’il y avait une urgence à vite rassurer sur les implications politiques et sociétales que cela pourrait avoir chez nous, dont le passé esclavagiste et post-esclavagiste et ce qu’il pourrait potentiellement signifier, est toujours vite amené à passer à la trappe.

On tombe par exemple sur le pensum d’Un Odieux Connard qui indique que la Guerre Civile n’était pas à cause de l’esclavage et que toute cette histoire de statue c’est de l’histoire à l’envers, c’est-à-dire une réécriture de l’histoire avec nos valeurs actuelles. C’est faux.

Dernièrement, les showrunners de Game of Thrones, Dan Weiss et David Benioff, ont annoncé leur nouveau projet. Il s’appellerait Confederate – une uchronie, c’est-à-dire une réalité alternative où le Sud aurait gagné la Guerre de Sécession et l’esclavage, sous une forme ou une autre, existerait toujours aux Etats-Unis. Au choc de nombreux observateurs mal informés cela a constitué tollé, et immédiatement, les remarques sur le politiquement correct et l’histoire à l’envers ont aussi fusé.

Sauf que voilà, si le Sud a perdu sur le terrain militaire et sur la question de l’abolition de l’esclavage comme institution légale et économique, comment se fait-il qu’il y ait toujours autant de fascination et de discours quasi-positifs sur le Sud Sécessionniste ? Si le Sud a perdu, comment se fait-il que l’Histoire racontée ressemble très souvent à celle voulu par ses apologistes ?

Dans cet article, nous tenterons de répondre à quelques points :

I. Quelle est la cause de la Guerre de Sécession ?
II. Abraham Lincoln était-il contre l’abolition de l’esclavage ?
III. L’esclavage était-il (est-il) rentable ?
IV. Le Général Lee était-il un gros bâtard ?
V. Le Sud a gagné la guerre de Sécession ? !
VI. Statues, mémoires et turfu

La cause de la Guerre de Sécession

La Guerre de Sécession est une guerre civile qui oppose de 1861 à 1865 le Nord (l’Union) et le Sud (les Confédérés) des Etats-Unis, ces derniers ayant décidé de faire sécession, c’est-à-dire de quitter les États-Unis pour créer un pays séparé suite à l’élection d’Abraham Lincoln à la présidence en 1860. La guerre, qui mobilise 3 millions d’hommes sur 30 millions d’habitants, fait environ 700 000 victimes.

Alors quelles étaient les motivations de ce conflit ? La réponse dans le texte original de leurs déclarations de guerre respectives suivies des traductions de votre serviteur. Le premier État à faire sécession est la Caroline du Sud :

…A geographical line has been drawn across the Union, and all the States north of that line have united in the election of a man to the high office of President of the United States, whose opinions and purposes are hostile to slavery. He is to be entrusted with the administration of the common Government, because he has declared that that “Government cannot endure permanently half slave, half free,” and that the public mind must rest in the belief that slavery is in the course of ultimate extinction. This sectional combination for the submersion of the Constitution, has been aided in some of the States by elevating to citizenship, persons who, by the supreme law of the land, are incapable of becoming citizens; and their votes have been used to inaugurate a new policy, hostile to the South, and destructive of its beliefs and safety.

La traduction :

Une ligne géographique a été tracée le long de l’Union, et tous les États au Nord de cette ligne se sont unis dans l’élection d’un homme dans l’office de président des États-Unis, dont les opinions et les objectifs sont hostiles à l’esclavage. Il lui sera confié l’administration de notre Gouvernement commun, parce qu’il a déclaré que le “Gouvernement ne peut plus se maintenir à moitié esclave, à moitié libre” et que l’opinion publique doit croire que l’esclavage est sur le chemin d’une disparition permanente. Cette combinaison sectionnelle pour le naufrage de la Constitution a été aidée par certains États qui ont élevé à la citoyenneté des gens qui, par la loi suprême de notre pays, sont incapables de devenir citoyens (à propos des Noirs NDLR) ; et leurs votes ont été utilisés pour inaugurer une nouvelle politique, hostile au Sud, et destructrice de leurs croyances et de leur sécurité.

Mais que dit le Mississippi ?

Our position is thoroughly identified with the institution of slavery—the greatest material interest of the world. Its labor supplies the product which constitutes by far the largest and most important portions of commerce of the earth. These products are peculiar to the climate verging on the tropical regions, and by an imperious law of nature, none but the black race can bear exposure to the tropical sun. These products have become necessities of the world, and a blow at slavery is a blow at commerce and civilization. That blow has been long aimed at the institution, and was at the point of reaching its consummation. There was no choice left us but submission to the mandates of abolition, or a dissolution of the Union, whose principles had been subverted to work out our ruin…

La traduction :

Notre position est clairement établie par rapport à l’institution de l’esclavage – le plus grand intérêt matériel au monde. Son labeur fournit le produit qui constitue de loin la plus grande et la plus importante partie du commerce mondial. Ces produits sont particuliers au climat adjacent aux régions tropicales, et par une loi impérieuse de la nature, seule la race noire peut supporter l’exposition au soleil tropical. Ces produits sont des nécessités pour le monde et un coup à l’esclavage est un coup pour le commerce et la civilisation. Ce coup était prêt à être porté à l’institution, au point d’atteindre sa consommation. Il ne nous restait plus que le choix entre une soumission aux mandats de l’abolition et une dissolution de l’Union, dont les principes ont été subvertis pour mener à notre ruine…

La Louisiane ?

As a separate republic, Louisiana remembers too well the whisperings of European diplomacy for the abolition of slavery in the times of annexation not to be apprehensive of bolder demonstrations from the same quarter and the North in this country. The people of the slave holding States are bound together by the same necessity and determination to preserve African slavery.

La traduction :

En tant que république séparée, La Louisiane se souvient trop bien des suggestions de la diplomatie européenne pour l’abolition de l’esclavage au temps de l’annexion (la Louisiane a été indépendante avant de rejoindre les États-Unis NDLR) pour ne pas être inquiète des démonstrations plus hardies de la même origine et du Nord de ce pays. Le peuple des États esclavagistes se retrouve unis par la même nécessité et la même détermination de préserver l’esclavage des Africains.

L’Alabama ?

Upon the principles then announced by Mr. Lincoln and his leading friends, we are bound to expect his administration to be conducted. Hence it is, that in high places, among the Republican party, the election of Mr. Lincoln is hailed, not simply as it change of Administration, but as the inauguration of new principles, and a new theory of Government, and even as the downfall of slavery. Therefore it is that the election of Mr. Lincoln cannot be regarded otherwise than a solemn declaration, on the part of a great majority of the Northern people, of hostility to the South, her property and her institutions—nothing less than an open declaration of war—for the triumph of this new theory of Government destroys the property of the South, lays waste her fields, and inaugurates all the horrors of a San Domingo servile insurrection, consigning her citizens to assassinations, and. her wives and daughters to pollution and violation, to gratify the lust of half-civilized Africans.

La traduction :

Sur les principes annoncés alors par M. Lincoln et ses principaux amis, nous sommes forcés d’attendre que son administration soit conduite. C’est pour cela qu’en haut lieu, au sein du Parti Républicain, l’élection de M. Lincoln est saluée, non seulement comme un changement d’administration mais comme l’inauguration de nouveaux principes, d’une nouvelle théorie de Gouvernement, et même comme la chute de l’esclavage. Il en est ainsi que l’élection de M. Lincoln ne peut être regardée autrement que comme une déclaration solennelle de la part d’une grande majorité des gens du Nord, d’hostilité au Sud, à ses biens et ses institutions – rien d’autre qu’une déclaration de guerre ouverte – car le triomphe de cette nouvelle théorie de Gouvernement serait la destruction des biens du Sud, détruirait ses champs et inaugurerait toutes les horreurs de la révolutions servile de Saint-Domingue, vouants leurs habitants à l’assassinat, et leurs femmes et filles à la souillure et au viol pour gratifier le lustre d’Africains à moitié civilisés.

Le Texas ?

…in this free government all white men are and of right ought to be entitled to equal civil and political rights; that the servitude of the African race, as existing in these States, is mutually beneficial to both bond and free, and is abundantly authorized and justified by the experience of mankind, and the revealed will of the Almighty Creator, as recognized by all Christian nations; while the destruction of the existing relations between the two races, as advocated by our sectional enemies, would bring inevitable calamities upon both and desolation upon the fifteen slave-holding states….

La traduction :

Dans ce gouvernement libre où tous les hommes blancs sont libres de droits civils et politiques ; la servitude de la race Africaine, telle qu’existant dans ces Etats, est mutuellement bénéfique aux soumis comme aux libres, et est abondamment autorisée et justifiée par l’expérience passée, et la volonté révélée de Dieu Tout-Puissant comme reconnue par toutes les nations chrétiennes ; tandis que la destruction de la relation existante entre les deux races, comme soutenue par nos ennemis sectionnels, serait calamiteuse pour les deux races et apporterait la désolation aux quinze Etats esclavagistes…

Tout le reste est à l’avenant.

Pendant la guerre, le Vice-Président de la Confédération, Alexander H. Stephens, délivre son Cornerstone Speech – La Pierre Angulaire. Entre autres grands moments :

Our new government is founded upon … its foundations are laid, its corner-stone rests upon the great truth, that the negro is not equal to the white man; that slavery — subordination to the superior race – is his natural and normal condition.

La traduction :

Notre nouveau gouvernement est fondé […] ses fondations sont posées, sa pierre angulaire repose sur cette grande vérité, que le nègre n’est pas l’égal de l’homme blanc ; que l’esclavage, la subordination à la race supérieure est sa position normale et naturelle.

Prenons quelques déclarations d’après-guerre. Ici, le commandant confédéré John S. Mosby en 1894, trente ans après la Guerre, dans une lettre à un ancien compagnon d’arme :

I’ve always understood that we went to war on account of the thing we quarreled with the North about. I’ve never heard of any other cause than slavery.

La traduction :

Il a toujours été entendu que nous étions partis en guerre à cause de la chose qui nous opposait au Nord. Je n’ai jamais entendu parler d’autres raisons que l’esclavage.

Là, le sénateur du Mississippi John Sharp Williams en 1904 :

Local self-government temporarily destroyed may be recovered and ultimately retained. The other thing for which we fought is so complex in its composition, so delicate in its breath, so incomparable in its symmetry, that, being once destroyed, it is forever destroyed. This other thing for which we fought was the supremacy of the white man’s civilization in the country which he proudly claimed his own; “in the land which the Lord his God had given him;” founded upon the white man’s code of ethics, in sympathy with the white man’s traditions and ideals.

«L’autonomie locale temporairement détruite peut-être récupérée et maintenue. L’autre chose pour laquelle nous nous sommes battus est tellement complexe dans sa structure, tellement délicate dans son souffle, tellement incomparable dans sa symétrie, qu’une fois détruite, elle est détruite pour toujours. Cette autre chose pour laquelle nous nous sommes battus est la suprématie de la civilisation de l’homme blanc dans un pays qu’il revendique fièrement comme sien; “dans la Terre que Dieu Souverain lui a donnée » ; fondée sur les codes éthiques de l’homme blanc, en accord avec les traditions de l’homme blanc et de ses idéaux.

La revue officielle des United Confederate Veterans – les Vétérans Confédérées Unis –, Confederate Veteran en 1906 :

The kindliest relation that ever existed between the two races in this country, or that ever will, was the ante-bellum relation of master and slave—a relation of confidence and responsibility on the part of the master and of dependence and fidelity on the part of the slave.

La traduction :

La relation la plus harmonieuse qui ait jamais existé entre les deux races de ce pays, ou qui existera jamais, était la relation d’avant-guerre entre le maître et l’esclave, une relation de confiance et de responsabilité de la part du maître et de dépendance et de fidélité de la part de l’esclave.

La même revue Confederate Veteran en 1911 :

The African, coming from a barbarous state and from a tropical climate, could not meet the demands for skilled labor in the factories of the Northern States; neither could he endure the severe cold of the Northern winter. For these reasons it was both merciful and “business” to sell him to the Southern planter, where the climate was more favorable and skilled labor not so important. In the South the climate, civilization, and other influences ameliorated the African’s condition, and that of almost the entire race of slaves, which numbered into the millions before their emancipation. It should be noted that their evangelization was the most fruitful missionary work of any modern Christian endeavor. The thoughtful and considerate negro of to-day realizes his indebtedness to the institution of African slavery for advantages which he would not have received had he remained in his semi-barbarism waiting in his native jungles for the delayed missionary.

J’espère que ces citations mettront au repos le débat de qui est à l’initiative de la guerre et de sa motivation. Néanmoins, ce n’est pas le seul élément de langage douteux répété à tire-larigot au sujet de cette guerre et de ses conséquences larges.

Sur l’opportunisme de Lincoln

You can fool all the people some of the time, and some of the people all the time, but you cannot fool all the people all the time.

On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps

Peter Tosh Abraham Lincoln

Il y a un drôle de mythe qui apparaît, notamment chez les conservateurs, qu’Abraham Lincoln n’ait pas été autant anti-esclavage. Le débat sur l’esclavage est une question majeure qui anime les Etats-Unis dès leur indépendance. Toute sa vie Lincoln a été ouvertement contre l’esclavage et abolitionniste. Quelques citations :

Discours de Peoria, 1854 :

Little by little, but steadily as man’s march to the grave, we have been giving up the old for the new faith. Nearly eighty years ago we began by declaring that all men are created equal; but now from that beginning we have run down to the other declaration, that for some men to enslave others is a ‘sacred right of self-government.’ These principles cannot stand together. They are as opposite as God and Mammon; and whoever holds to the one must despise the other.

Petit-à-petit, alors que l’homme marche vers sa tombe, nous avons abandonné notre foi ancienne pour une nouvelle. Il y a presque quatre-vingts ans nous avons commencé par déclarer que tous les hommes étaient créés égaux ; mais de ce début nous avons régressé vers cette autre déclaration, celle qui pour le droit de certains hommes d’asservir d’autres hommes est un “droit sacré de l’autonomie”. Ces principes ne peuvent coexister. Ils sont aussi opposés que Dieu et Satan ; et quiconque soutient l’un méprise l’autre.

En 1857, après la décision Dred Scott de la Cour Suprême qui décrète que “les Noirs ne sont pas des citoyens et ne possèdent donc aucun droit” :

The authors of the Declaration of Independence never intended ‘to say all were equal in color, size, intellect, moral developments, or social capacity’, but they ‘did consider all men created equal—equal in certain inalienable rights, among which are life, liberty, and the pursuit of happiness’.

Les auteurs de la Déclaration d’Indépendance n’ont jamais dit que “les hommes sont tous égaux en couleur, taille, intellect, aptitude morale ou sociale”, mais que “tous les hommes sont créés égaux – égaux en des droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur”.

En 1857, dans une course sénatoriale, Lincoln va faire une série de débats contre son adversaire, un certain Douglas. Ces échanges sont tellement légendaires dans leur qualité oratoire et leur importance historique qu’on en fait encore des reconstitutions aujourd’hui. L’un des discours les plus célèbres est celui de Lincoln nommé A Divided House – Une Maison Divisée, d’inspiration biblique :

A house divided against itself cannot stand. I believe this government cannot endure, permanently, half slave and half free. I do not expect the Union to be dissolved — I do not expect the house to fall — but I do expect it will cease to be divided. It will become all one thing or all the other. Either the opponents of slavery will arrest the further spread of it, and place it where the public mind shall rest in the belief that it is in the course of ultimate extinction; or its advocates will push it forward, till it shall become lawful in all the States, old as well as new — North as well as South.

Une maison divisée en elle-même ne peut survivre. Je crois que cet Etat ne peut survivre de manière permanente, moitié-esclave et moitié libre. Je ne veux pas que l’Union soit dissoute – je ne veux pas que la maison s’écroule – mais je veux qu’elle ne soit plus divisée. Elle sera toute une ou l’autre. Ou les opposants à l’esclavage arrêteront son élargissement et l’amèneront sur le chemin ou le peuple saura qu’il sera irrémédiablement détruit ; ou ses apologistes continueront son avancement, jusqu’à ce qu’ils soit légal dans tous les États, anciens comme nouveaux – au Nord comme au Sud.

S’il perd cette élection, trois ans plus tard il sera élu Président. Le signal est évident pour les Etats Sudistes, tellement évident qu’ils mentionnent ouvertement l’élection de Lincoln au pouvoir ultime comme la cause de leur sécession (voir plus haut).

L’équilibre politique que doit atteindre Lincoln pour être Président et gouverner est en revanche différent. Il doit maintenir une nation unie, y compris avec une opinion majoritairement raciste au Nord – mais de puissants mouvements abolitionnistes – et réintégrer des états esclavagistes qui ont fait sécession avant même sa prise de pouvoir effective.

Il joue donc un jeu politique extraordinaire alors même que tout le monde comprend très bien son objectif final. Et il y réussit. Ce n’est qu’une fois Lincoln assassiné que l’agenda se brouille.

L’esclavage, un succès économique

Cette notion persistante de l’esclavage comme un système économique non-profitable est incroyablement fascinante. Tous les grands empires Européens (la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Espagne et le Portugal) le pratiquent dès leur maîtrise de la route Atlantique au début du 17e siècle, dans toutes leurs colonies Américaines, du Nord au Sud, pendant trois siècles. Mais, bizarrement, ce système crucial dans la création d’une économie-monde et concomitant de l’apparition du capitalisme n’est pas profitable. Ou, plutôt, chez les économistes classiques, il devient subitement incompatible avec l’économie industrielle.

Plus intéressant encore, on retrouve souvent dans l’historiographie française qu’un esclave coûtait plus cher qu’un ouvrier et que ce fut un facteur décisif, plus rationnel que moral, dans l’abandon de l’esclavage par l’Angleterre ou la France. C’est oublier une chose : la primo-industrialisation des pays européens dans une Économie-Monde se fait avec les colonies certes, mais fondamentalement à leur dépens. Ces dernières se doivent d’être assez compétitives pour fournir une partie de la chaîne de valeur, mais jamais assez pour intégrer les activités de valeur ajoutée concentrées dans les métropoles et cela même après la période esclavagiste. On le voit dans les Antilles Françaises et la Réunion avec la politique de quotas appliquée a leurs productions sous la IIIe République (et jusqu’à nos jours ?), ou en Inde avec la destruction systématique de l’industrie cotonnière par les Anglais.

Ce discours de la supériorité essentielle du travail salarié au travail esclave et sur l’obsolescence inévitable de l’esclavage une fois la Révolution Industrielle advenue est aussi celui d’une époque. D’une foi dans le progrès et la supériorité de l’homme libre issu de la démocratie nouvellement advenu sur le serf de l’Ancien Régime ou de la Vieille Europe, mais aussi qu’un homme blanc libre serait toujours plus efficace qu’un noir stupide et servile.

Ce qui est intéressant avec le cas américain, c’est que l’on a un exemple, unique pour l’époque, d’une nation démocratique, qui utilise l’esclavage de manière massive sur une partie de son territoire, connaît une industrialisation exceptionnelle, avec les mêmes accès aux capitaux, ne connaissant pas la contrainte d’une métropole, et tout cela sur le même territoire.

Comment l’esclavage se comparait-il au travail salarié libre ? Quelles étaient les performances économiques du Sud avant la Guerre de Sécession? Les réponses par les travaux d’historiens et d’économistes.

Le discours sur la supériorité du travail salarié est remis en cause dès les années 1970 par les travaux du Prix Nobel d’Économie Robert Fogel et son collaborateur Stanley Engerman dans Time on The Cross.

Quelques conclusions-clés qui ont depuis été corroborées :

  • L’esclavage n’est pas un système irrationnel maintenu en existence par des propriétaires qui ne comprenaient pas leurs meilleurs intérêts économiques. L’achat d’esclaves était généralement un investissement hautement profitable qui générait des taux de retour se comparant très favorablement aux meilleurs investissements industriels.
  • Le système esclavagiste n’était pas non plus économiquement moribond à la veille de la Guerre Civile. Il n’y a aucune preuve que les forces économiques seules auraient fait chuter l’esclavage sans l’intervention d’une guerre ou d’une intervention politique. Au contraire, à l’approche de la Guerre de Sécession, le système ne fut jamais aussi fort et la tendance était à une expansion encore plus grande.
  • Les esclavagistes n’étaient pas pessimistes quant à l’avenir du système durant la décennie précédent la Guerre de Sécession. L’ascension du mouvement sécessionniste coïncide en réalité avec une vague d’optimisme. A la veille de la guerre, les propriétaires d’esclaves envisageaient dans les faits une ère de prospérité sans précédent.
  • L’agriculture esclave n’était pas inefficace comparée à l’agriculture salariée. Les économies d’échelle sur les grandes exploitations et l’utilisation intensive du labeur et du capital rendaient l’agriculture du Sud 35% plus efficace que celle du Nord.
  • L’évolution de l’esclavage urbain ne prouve pas que l’esclavage était incompatible à l’industrialisation. Les esclaves utilisés dans l’industrie était plus productifs que les employés salariés.
  • Loin de décliner, la demande de travail esclave croissait davantage dans les villes que dans les campagnes.
  • Loin de décliner aussi, l’économie du Sud d’avant-guerre se développait très rapidement.

D’ailleurs, entre 1840 et 1860 le revenu par habitant croissait plus rapidement dans le Sud que dans le reste du pays. En 1860, le revenu par habitant dans le Sud était relativement très élevé pour les standards de l’époque : un pays comme l’Italie n’atteindra ces chiffres que dans les années 1930.

Steven Deyle dans Carry Me Back : The Domestic Slave Trade in America explique l’importance financière de l’esclavage au moment T. Quelques chiffres :

Les quatre millions d’esclaves dans le Sud des États-Unis représentaient quelques 3.5 milliards de dollars US. C’était “environ trois fois le total de tous les capitaux investis dans le pays dans l’industrie, Nord et Sud compris. Trois fois le total des investissement dans les transports ferrés et sept fois le total investi dans les banques”. C’était “sept fois plus que la valeur totale de l’argent en circulation dans tout le pays”.

Les quatres millions d’esclaves aux États-Unis [représentaient] environ trois fois le total de tous les capitaux investis dans le pays dans l’industrie, Nord et Sud compris. Trois fois le total des investissement dans les transports ferrés et sept fois le total investi dans les banques […] sept fois plus que la valeur totale de l’argent en circulation dans tout le pays

Steven Dayle, Carry Me Back : The Domestic Slave Trade in America, p.60

Une des solutions pour contenter les propriétaires d’esclaves et tous ceux qui avaient investi dans le système étaient de les dédommager. C’est ce qui s’est passé en Angleterre au moment de l’abolition de 1833. Pour donner un ordre d’idée, le gouvernement Britannique a payé environ 20 millions de livres pour compenser les 3 000 familles qui possédaient des esclaves pour la perte de leur “propriété” dans les Colonies. C’est à peu près 40% du budget annuel de l’État et, ajusté sur l’inflation, 16.7 milliards de livres*.

Pour la France, la situation s’établit en deux temps. Suite à l’indépendance d’Haïti en 1804, la France impose en 1825 une première dette de 150 millions de francs, puis une seconde de 90 millions de francs, l’équivalent de 21 milliards de dollars aujourd’hui ou de 17 milliards d’euros. Dans un deuxième temps, lors de la deuxième abolition française de 1848, la somme est d’environ 123 millions de francs, soit 17 milliards de dollars.

Ce qui rend cette question insoluble aux États-Unis en 1860 c’est que si le gouvernement fédéral avait accepté de compenser tous ceux impliqués dans “l’Institution Particulière”, partie bien intégrée d’une Economie-Monde, il aurait fait banqueroute. Bien entendu, il est hors de question pour les Sudistes d’abandonner l’entièreté d’un modèle économique florissant.

L’une des raisons de cet affrontement aussi, c’est la croyance (voir Sur l’opportunisme de Lincoln) en ce discours même de la supériorité du travail libre, et de l’incompatibilité de l’esclavage avec l’industrie et la capitalisme qui repousse la confrontation politique par les abolitionnistes modérés persuadés que l’esclavage pouvait être contenu, ou dépérirait de lui-même. C’est économiquement et historiquement faux, d’hier à aujourd’hui. Et hier comme aujourd’hui, la fin de l’esclavage et du travail servile tient du choix humain, de la morale et de la politique, pas de la « pure rationalité économique ».

*23/8/2017 Thomas Piketty mentionne dans un article intitulé « Esclavage : une réparation par la transparence » (sic) que les indemnités représentent respectivement 5% et 2% du PIB du Royaume-Uni et de la France ce qui est en contradiction avec les sets de données historiques que j’ai trouvés qui les établiraient à 35 et 50%. Je ne saurais remettre en cause les chiffres d’une sommité de l’analyse de données économiques historiques mais je serais curieux de connaître ses sources et sa méthode. Résultat je lui ai demandé (Twitter). En plus, je suis fan.

**07/9/2017 Il a pas répondu. Chers lecteurs, si cela vous intéresse, adressez lui la question sur le même post Twitter. Non seulement parce que c’est un usage utile des réseaux sociaux, mais, après tout, ne s’agit-il pas là de nos réparations promises (sic) ?

Le Général Lee : Légendes et Réalités

Car, entre la Chrétienté de cette terre, et la Chrétienté du Christ, je vois la plus grande des différences

Frederick Douglas, Life of an American Slave

La légende pugnace du Général Lee, stratège brillant, chrétien dévot qui abhorrait l’esclavage, qui aurait juste voulu défendre son État contre l’invasion nordiste, mais qui après la défaite, aurait travaillé sans relâche pour unifier le pays est un mythe.

On la voit ressortir en France notamment par le livre de Vincent Bernard. Dans un article du Figaro titré malhonnêtement « La Guerre de Sécession ne peut être réduite a un conflit pour ou contre l’esclavage », sous des atours mesurés, il y reprend tous les poncifs des apologistes du Sud en n’excluant pas de se contredire : l’esclavage n’était pas central (faux, voir plus haut). , Lincoln était opportuniste (faux, voir plus haut), l’esclavage comme système économique était condamné à s’effondrer (faux, voir plus haut) et le Général Lee n’était « ni meilleur, ni pire » que les gens de son époque. Mais qu’est ce qui fait une légende de cet homme littéralement médiocre selon les mots de son biographe français ?

Ce qui est vrai : Lee était effectivement dévot et un tacticien accompli. Toutefois, un brillant stratège aurait compris assez rapidement l’efficacité d’une guerre conventionnelle contre un adversaire militairement plus fort. Plus encore lorsqu’on possède un immense arrière pays dont on maîtrise la topographie. J’en veux pour preuve les stratégies de guérilla qui ont acquis aux États-Unis son indépendance. Les exemples se multiplient tant dans l’histoire militaire mondiale que c’en est embarrassant que Lee n’y ait pas pensé.

Même si on lui donne le crédit de ces prouesses militaires ou de sa dévotion chrétienne, ça ne change pas l’énorme questionnement moral qu’amène son choix d’entrer en guerre du côté de ceux qui veulent diviser son pays pour la cause unique du maintien de l’esclavage et des centaines de milliers de mort que ça a causé.

Lee était lui-même un propriétaire d’esclave. Dans une lettre de 1856 il décrit l’esclavage comme “un mal politique et moral”, mais il continue :

Je pense néanmoins que ce mal est plus grand pour l’homme blanc que pour la race noire, et bien que mes sentiments sont conséquents pour les seconds, ma loyauté est bien plus forte pour le premier. Les Noirs sont incommensurablement mieux ici qu’en Afrique, moralement, socialement, physiquement. La discipline douloureuse qu’ils endurent est nécessaire pour l’instruction de leur race, et j’espère qu’elle les prépare à de meilleures choses. Combien de temps durera le temps nécessaire de leur soumission est une chose que seule ordonne la Providence Miséricordieuse. Leur émancipation viendra plutôt de la douce fusion de l’influence Chrétienne, que des tempêtes et des ouragans de la Controverse.

L’implication est que c’est un service, au détriment de leur âme, que rendent les Blancs aux Noirs esclaves, et plus important que l’émancipation viendra de la religion, pas d’une abolition.

Mais qu’en est-il de son traitement des esclaves ? Pendant longtemps, on a présenté Lee comme quelqu’un qui se désintéresse de la plantation d’Arlington dont il avait hérité par mariage. La réalité c’est que la gestion quotidienne d’une grande plantation ne l’intéressait pas parce qu’il n’en avait pas besoin. Il déléguait, il embauchait comme un bon nombre de propriétaires d’esclaves du Nord au Sud des Amériques. Aux Antilles Françaises, le contremaître et le géreur d’habitation sont des figures redoutables et sévères. En contrepartie, le propriétaire joue très souvent un rôle bienveillant, protecteur et paternaliste.

Ce n’est que récemment, dans les travaux d’Elizabeth Brown Pryor, Reading the Man (Lee, l’homme dans le texte), une étude de la correspondance et des notes familiales que la réalité de Robert E. Lee, le propriétaire d’esclaves, émerge.

Une des pratiques les plus cruelles de l’esclavage est de séparer les familles d’esclaves. Cela équivaut littéralement à un meurtre. C’est d’ailleurs une des grandes fiertés de l’esclavagisme à la française, que d’avoir interdit cette pratique dans le Code Noir. Brown décrit comment Lee n’hésitait pas a s’en servir “en rupture de la tradition de Washington et Custis (les anciens propriétaires NDLR) qui respectaient les familles d’esclaves” en les vendant à d’autres plantations. En 1860 “il avait séparé toutes les familles de sa plantation à l’exception d’une seule, certaines étaient ensemble depuis le dix-huitième siècle”.

Les esclaves de Lee le voyait comme “l’un des pires hommes qu’ils aient jamais vu”. Alors que la mort de leur précédent maître leur promettait la liberté, Lee s’est vu obliger de les libérer par une cour de Virginie. Mieux encore, alors que deux de ses esclaves se sont échappés, Lee n’hésitera pas à administrer les châtiments lui-même. Pryor reprend le témoignage d’un esclave du nom de Wesley Norris, corroboré par plusieurs acomptes et décrivant que “non content de lacérer notre chair nue, le Général Lee ordonna au contremaître de laver fortement notre dos à l’eau salée, ce qui fut fait”.

Si après la guerre, Lee a effectivement conseillé les défaits de ne pas se révolter de nouveau, il le fit, selon les mots du président Grant, “en montrant l’exemple d’un acquiescement contraint, feint, et tellement à contre cœur que ses effets pernicieux sont difficiles à établir”. Tout comme Lincoln n’en pensait pas moins, et qu’il n’a pas eu besoin d’expliciter ce que signifiait son élection, Lee non plus. Il trouvait sa Sécession juste et justifiée.

Quelques déclarations d’après-guerre :

You will never prosper with blacks, and it is abhorrent to a reflecting mind to be supporting and cherishing those who are plotting and working for your injury, and all of whose sympathies and associations are antagonistic to yours. I wish them no evil in the world—on the contrary, will do them every good in my power, and know that they are misled by those to whom they have given their confidence; but our material, social, and political interests are naturally with the whites.

Vous ne prospérerez jamais avec les Noirs, et il est impossible à un esprit lucide de supporter ou chérir ceux qui fomentent et travaillent à votre détriment, et tous ceux pour qui les sentiments et associations sont antagonistes aux vôtres. Je ne leur souhaite aucun mal – au contraire, je leur ferai tout le bien qui est en mon pouvoir ; en sachant qu’ils sont trompés par ceux à qui ils ont donné leur confiance ; mais nos intérêt matériels, sociaux, et politiques sont naturellement avec les Blancs

Quand quelqu’un explique dans une phrase qu’il ne vous veut aucun mal, mieux qu’il vous veut du bien et qu’il fera tout pour vous, tout en justifiant de manière constante et répétée votre asservissement et votre soumission, c’est qu’il ne vous veut pas de bien.

Quant à la dévotion chrétienne d’un homme qui fouette d’autres hommes et fait en sorte que les cicatrices de leur supplice soient visibles pour le reste de leur vie, qui défend l’institution de l’esclavage comme juste et bénéficiaire aux esclaves, prend les armes pour la défendre jusqu’au bout, puis une fois libre leur dénie publiquement humanité et droits, je ne saurais la qualifier.

Les suprémacistes blancs ne trahissent pas l’héritage de Lee. Il le respecte du tout au tout. Sa dévotion tribale et raciale au détriment de son pays est la définition même d’un nationalisme ethnique blanc qui s’est perpétué, mieux, qui a vaincu après-guerre. Contrairement au président Grant, nous avons le recul des siècles pour mieux comprendre « les effets pernicieux » de la posture du général Lee. Il est temps de parler de cette victoire paradoxale du Sud et de sa pérennité politique et sociale jusqu’à nos jours.

Le Confédéré-correct

We are sometimes asked, in the name of patriotism, to forget the merits of this fearful struggle, and to remember with equal admiration those who struck at the nation’s life and those who struck to save it, those who fought for slavery and those who fought for liberty and justice.

On nous demande parfois, au nom du patriotisme, d’oublier à qui revient la reconnaissance de cette grande lutte, et de se rappeler avec une égale admiration ceux qui ont frappé contre le coeur de cette nation et ceux qui ont frappés pour la sauver, ceux qui se sont battus pour l’esclavage et ceux qui se sont battus pour la liberté et la justice

Frederick Douglas, The Unknown Loyal Dead, 30 Mai 1871

Une des illusions de l’Histoire est de penser que les processus humains, les structures économiques et sociales, mais aussi les structures de pensées, commencent ou s’arrêtent aux grandes dates. Si, par exemple, la Révolution Française date de 1789, il a fallu un bon siècle pour que la République prenne pied réellement en France.

Mais ce qui semble évident pour des processus historiques généraux acceptés n’ont pas toujours l’air de s’appliquer à l’Histoire de l’esclavage ou des colonies. On respecte admirablement les dates ; que, par exemple, une fois l’esclavage aboli il ne prenne pas de formes nouvelles. Qu’une fois la fin de la Ségrégation votée, il n’y ait plus de discrimination envers les Noirs. Q’une fois un Président noir élu, il n’y ait plus de racisme. Qu’une fois la départementalisation votée, les anciens sujets coloniaux soient pleinement citoyens. Qu’une fois les indépendances données, il n’y ait plus de colonialisme ou de principes agissant discriminatoires, etc. S’en suit alors un certain nombre de phrases habituelles : “c’était il y a longtemps”,“c’est fini maintenant, ” ou encore “je ne possède pas d’esclaves.”

“C’était il y a longtemps.”
“C’est fini maintenant.”
ou encore
“Je ne possède pas d’esclaves.”

Dans le cas des États-Unis, le phénomène a pris une forme encore plus magistrale, peut-être l’un des cas les plus édifiants de whitewashing jamais accompli : La Cause Perdue et le Droit des États (Lost Cause and the States Rights).

Dans The Confederate Battle Flag – Le Drapeau Confédéré – John Coski, directeur du Musée de la Confédération en Virginie, explique la création d’une “orthodoxie Confédérée : le Sud se battait pour l’indépendance et non pour l’esclavage”.

Ce politiquement correct est né pour des raisons diplomatiques. Défendre l’esclavage dans les Amériques de la deuxième partie du 19ème siècle est perçu en Occident comme un barbarisme à reculons de la civilisation des Lumières. Pour ne pas offusquer les chancelleries Européennes, il faut donc créer un deuxième discours, plus politique : les Etats du Sud sont en rebellion contre l’interventionnisme du Gouvernement Fédéral et l’immixtion de ce dernier dans leurs affaires internes, jugée inconstitutionnelle.

Coski relate comment, même au coeur de la guerre, des contemporains trouvent ce discours incroyablement saugrenu. Ainsi dans un éditorial du Southern Punch, un journal basé à Richmond, la capitale de la Virginie, les éditeurs du journal s’écrient :

The people of the South’, says a contemporary, ‘are not fighting for slavery but for independence.’ Let us look into this matter. It is an easy task, we think, to show up this new-fangled heresy — a heresy calculated to do us no good, for it cannot deceive foreign statesmen nor peoples, nor mislead any one here nor in Yankeeland. . . Our doctrine is this: WE ARE FIGHTING FOR INDEPENDENCE THAT OUR GREAT AND NECESSARY DOMESTIC INSTITUTION OF SLAVERY SHALL BE PRESERVED, and for the preservation of other institutions of which slavery is the groundwork

‘Le peuple du Sud’, dit un de nos contemporains, ne se bat pas pour l’esclavage mais pour l’indépendance’. Explorons cette affaire. C’est une tâche facile, nous pensons, de mettre à nu cette hérésie tordue – une hérésie qui ne nous fera aucun bien, car elle ne peut tromper les hommes d’Etat étrangers ou leur peuples, ou induire en erreur quiconque ici ou dans le Yankeeland… Notre doctrine est celle-ci : NOUS NOUS BATTONS POUR L’INDÉPENDANCE AFIN QUE NOTRE BELLE ET NÉCESSAIRE INSTITUTION DE L’ESCLAVAGE SOIT MAINTENUE, et pour la préservation de quelques autres institutions dont l’esclavage est la fondation

Après une défaite totale, c’est un discours qui sera néanmoins répété à travers les décennies. Pourquoi ?

La Guerre de Sécession est suivie de deux périodes historiques : la Reconstruction, de 1865 à 1877, puis l’ère Jim Crow, de 1877 à 1965.

La première marque la tentative par le Nord vainqueur de réformer le Sud esclavagiste. Elle est symbolisée par l’introduction de trois amendements dans la Constitution Américaine :

  1. Le Treizième Amendement qui abolit l’esclavage et la servitude involontaire.
  2. Le Quatorzième Amendement qui concerne les droits des citoyens et la protection par tous devant la loi.
  3. Le Quinzième Amendement qui interdit au gouvernement fédéral ou local de nier à un citoyen le droit de vote sur la base de sa race, de sa couleur ou de sa condition précédente de servitude. De manière immédiate, 15% des élus dans le Sud sont Noirs.

Le retour de bâton ne se fit pas attendre. En 1866 est créé le Ku Klux Klan dans sa première itération, par des anciens Confédérés. En 1868, des attaques pour empêcher les populations Noires de voter ou pour assassiner des candidats Noirs feront 1 300 morts dans des États du Sud. La violence politique continuera jusqu’en 1871 avant d’être réprimée fortement par le Gouvernement Fédéral d’Ulysse Grant.

Comprenant l’intérêt de la violence extra-légale pour empêcher les Noirs de voter, un certain nombre de groupuscules sont créés comme les Red Shirts, les White Carmelia et la White League qui deviendront le bras armé du Parti Démocrate. Celui-ci reprend la main sur les différents postes électifs et par le biais d’un accord électoral pour la présidentielle obtient le retrait des troupes du Sud.

Le retour de bâton ne se fit pas attendre. En 1866 est créé le Ku Klux Klan dans sa première itération, par des anciens Confédérés. En 1868, des attaques pour empêcher les populations Noires de voter ou pour assassiner des candidats Noirs feront 1 300 morts dans des États du Sud. La violence politique continuera jusqu’en 1871 avant d’être réprimée fortement par le Gouvernement Fédéral d’Ulysse Grant.

Comprenant l’intérêt de la violence extra-légale pour empêcher les Noirs de voter, un certain nombre de groupuscules sont créés comme les Red Shirts, les White Carmelia et la White League qui deviendront le bras armé du Parti Démocrate. Celui-ci reprend la main sur les différents postes électifs et par le biais d’un accord électoral pour la présidentielle obtient le retrait des troupes du Sud.

Douze ans après la défaite, le pouvoir politique dans le Sud était de nouveau dans les mains de ceux qui avaient perdu la guerre. Commence alors l’ère Jim Crow, du nom d’une chanson utilisant stéréotypes racistes et blackface. S’ils ne pouvaient plus utiliser la Constitution ou la force militaire pour subjuguer leurs concitoyens Noirs, ils pouvaient toujours distordre l’esprit de la loi et user de violence.

Taxes sur le vote, tests d’alphabétisation, et toutes sortes de bisbilles administratives sont demandées aux Noirs qui auraient le courage de vouloir voter. Une scène du film Selma (2014) montre Annie Lee Cooper tentant de s’inscrire pour voter dans le Sud Américain.

Cette scène kafkaïenne se déroule en 1965, quasiment un siècle après la fin de la Guerre de Sécession. Les rapports officiels du Tuskegee Institute mentionnent qu’“entre 1882 (la toute première fois que les lynchages sont officiellement recensés NDLR) et 1901, l’on dénombre plus de 150 lynchages par an en moyenne.”

C’est dans ce contexte que le mythe de la Lost Cause deviendra institutionnel et systémique.

Dans Race and Reunion, David Blight décrit comment un Général Confédéré du nom de Jubal Early a, sous l’exhortation du Général Lee (Sombre individu Cf. Lee, Légendes et Réalités) , entrepris la démarche de prouver que le Sud avait été agressé, que le Nord était incommensurablement plus fort mais que le combat était juste. Ce sont les premiers éléments de la Cause Perdue. Il les distribuera une fois qu’il eut pris le contrôle de la Southern Historical Society, la Société Historique du Sud.

Jubal Early était un fervent supporter de la suprématie blanche et de l’esclavage.

Il trouvera des relais évidents dans des associations mentionnées précédemment comme les United Confederate Veterans (160 000 membres en 1900) ou encore les United Daughters of Confederacy – les Filles Unies de la Confédération, dont les objectifs principaux étaient d’avancer le mythe de la Cause Perdue, de célébrer le drapeau confédéré et… d’édifier des statues à la gloire de la cause Confédérée. Et, comme en 1917, de faire l’éloge du fondateur du Klu Klux Klan, Nathan Bedford Forrest, et de sa “restauration de l’ordre”.

Une école historique du nom de la Dunning School propagera ces arguments en leur donnant une patine scientifique. Formée dans les années 1900 autour d’Archibald Dunning et de ses doctorants à l’université de Columbia, ils propagent l’idée que la Reconstruction était une erreur et une intervention injustifiée de l’État Fédéral dans les affaires locales, que les Noirs sont des enfants incapables d’entrer dans l’Histoire et que la Ségrégation est totalement justifiée.

Quand Vincent Bernard, biographe de Lee, qu’il présente comme une légende, mentionne en passant qu’il y a plusieurs « courants » de l’Histoire de la guerre de Sécession, c’est à la Dunning School qu’il pense. En mettant ces travaux discrédités et révisionnistes sur le même niveau que sa critique, en reprenant certains arguments et éléments de langages, c’est une discrète apologie qui se dessine.

L’objectif de la Cause Perdue était simple: polir les angles de la Cause Confédérée qui devient alors une lutte pour une Liberté un peu vague et non pas pour l’esclavage. Ce discours crée le cadre d’une réconciliation entre le Nord et le Sud dans des termes qui sacrifieraient la liberté noire à la suprématie blanche.

“Le public blanc dans son ensemble, le leadership du Parti Républicain, et le Gouvernement Fédéral à tous les niveaux, sont arrivés à la conclusion que les Afro-Américains ne méritaient pas la citoyenneté et que leur liberté n’avait pas assez de valeur pour justifier les conflits entre blancs,” explique Douglas Blackmon dans Slavery by Another Name.

Le film 13th (2016 Netflix) d’Ava DuVernay tire son nom du Treizième Amendement – celui qui abolit l’esclavage sauf si l’on est coupable d’un crime, et de son détournement au travers de la criminalisation des populations Noires. Il permet le développement du système de convict leasing – la location de prisonniers à des entreprises privées comme dans le charbon ou… les plantations.

Cette idéologie permet de justifier jusqu’à nos jours les inégalités raciales non pas comme le résultat de décennies de politiques publiques mais comme le résultat de la faiblesse morale et du manque de valeurs des Noirs. Un discours omniprésent même dans la bouche de Noirs jusqu’à nos jours.

Cette réconciliation au prix du sacrifice de leurs concitoyens Noirs se manifeste notamment dans le succès monstre des Dixie songs qui glorifient le vieux Sud, ou du premier blockbuster de l’histoire “La Naissance d’une Nation”. Ce film décrit les Noirs comme des violeurs de femmes blanches et les membres du Ku Klux Klan comme des chevaliers blancs restaurant l’ordre, permettant donc la naissance de la Nation américaine moderne.

D’ailleurs D. W. Griffith, le réalisateur, choqué par les campagnes (ratées) de la NAACP appelant au boycott du film, réalise en réaction un film intitulé « Intolérance! ». Cela ne vous fait-il pas penser à tous nos thuriféraires du politiquement correct qui crient à l’intolérance, à la cancel culture, dès que l’on s’oppose à leurs discours oppressifs ?

D. W. Griffith, le réalisateur, choqué par les campagnes (ratées) de la NAACP appelant au boycott du film, réalise en réaction un film intitulé « Intolérance! ». Cela ne vous fait-il pas penser à tous nos thuriféraires du politiquement correct qui crient à l’intolérance, à la cancel culture, dès que l’on s’oppose à leurs discours oppressifs ?

Le summum de cette réconciliation sera “Autant en Emporte le Vent”, roman (1936) puis film épique (1939) sur l’époque de la Guerre de Sécession ou deux amoureux, Scarlett et Rhett, s’aiment, se séparent, font un enfant, se rabibochent. Ils se trompent tout le temps sur eux-mêmes et la nature de leur relation alors qu’ils sont faits l’un pour l’autre et n’ont jamais cessé de s’aimer. La métaphore des relations entre le Nord et le Sud est éclatante.

En 1931, Duncan Fletcher, Sénateur Démocrate de Floride, dans un discours titré “The Cause Was Not Entirely Lost” – La Cause n’a pas été entièrement perdue, avance devant les United Daughters of the Confederacy :

The South fought to preserve race integrity. Did we lose that? We fought to maintain free white dominion. Did we lose that? The States are in control of the people. Local self-government, democratic government, obtains. That was not lost. The rights of the sovereign States, under the Constitution, are recognized. We did not lose that. I submit that what is called “The Lost Cause” was not so much “lost” as is sometimes supposed.

Le Sud s’est battu pour préserver l’intégrité de la race. L’avons-nous perdue ? Nous nous sommes battus pour un dominion blanc libre. L’avons nous perdu ? Les États contrôlent le peuple. Self-gouvernement local, gouvernements démocrates, obtenus. Toujours pas perdu. Les droits souverains des États, en respect de la Constitution, sont reconnus. Nous n’avons pas perdu ça. Je prétends que ce qui a été appelé la “Cause Perdue” n’a pas été si “perdue” que l’on veut bien le croire.

Duncan Fletcher, Sénateur Démocrate de Floride, The Cause Was Not Entirely Lost

Avec l’après-Deuxième Guerre Mondiale et la montée en puissance du mouvement des Droits Civiques, la défense de la suprématie blanche et de l’esclavage se fait moins ouverte dans les discours pour revenir à l’essence vague de la défense de la Liberté. Ainsi en 1957, United Daughters of the Confederacy Magazine publie :

Jefferson Davis, Robert E. Lee, Thomas Jonathan Stonewall Jackson, Nathan Bedford Forrest, Raphael Semmes and the 600,000 soldiers and sailors of the Confederacy did not fight for a “Lost Cause.” They fought to repel invasion, and in defense of their Constitutional liberties bequeathed them by their forefathers […] The glorious blood-red Confederate Battle Flag that streamed ahead of the Confederate soldiers in more than 2000 battles is not a conquered banner. It is an emblem of Freedom.

Cet élément de langage et ce travail des symboles sera repris par George Wallace, le Gouverneur de l’Alabama qui s’opposera à la fin de la Ségrégation en maintenant que cette dernière était l’affaire des États locaux. En 1963, il fera flotter le drapeau Confédéré au-dessus du palais du Gouverneur juste après avoir promis “La Ségrégation pour toujours”. Ci-joint une photo ou il bloque l’entrée de l’Université de l’Alabama pour empêcher des étudiants noirs d’y pénétrer pour la première fois.

Ces symboles donneront naissance à la Southern Strategy du Parti Républicain – la Stratégie Sudiste – qui voulant récupérer les votes des Démocrates Blancs du Sud déçus des politiques raciales progressistes de Kennedy et de Johnson les feront changer de bord et feront du parti de Lincoln le parti du Sud.

Ce faisant, Richard Nixon sort victorieux de sa première campagne présidentielle en 1968 grâce à la stratégie du “dog-whistle” – le sifflet pour chiens – soit l’utilisation d’un langage codé qui a une signification neutre pour le grand public mais qui a une résonance spécifique pour certains groupes. Ici, le “Droit des États” et “la loi et l’ordre”.

En 1980, Ronald Reagan lance sa campagne officielle dans un petit comté du Mississippi, le comté de Neshoba, un endroit célèbre pour le lynchage de trois volontaires des Droits Civiques par le KKK en 1964. Que dit Reagan devant 10 000 fans scandant son nom ?

“I believe in states rights.”
Je crois aux Droits des Etats.

Ronald Reagan, lancement de campagne présidentielle, Neshoba, Mississipi, 1980

Cela vous dit-il quelque chose ?

Son conseiller de campagne d’alors, Lee Atwater, conseiller de campagne de Nixon et co-créateur de cette Southern Strategy, dans le texte :

You start out in 1954 by saying, “N—, n—, n—.” By 1968 you can’t say “n—” — that hurts you. Backfires. So you say stuff like forced busing, states’ rights and all that stuff. You’re getting so abstract now, you’re talking about cutting taxes, and all these things you’re talking about are totally economic things and a byproduct of them is, blacks get hurt worse than whites. And subconsciously maybe that is part of it. I’m not saying that. But I’m saying that if it is getting that abstract, and that coded, that we are doing away with the racial problem one way or the other. You follow me—because obviously sitting around saying, “We want to cut taxes and we want to cut this,” is much more abstract than even the busing thing, and a hell of a lot more abstract than “N—, n—.” So anyway you look at it, race is coming on the back burner.

Tu commences en 1954 par dire “Nègre, nègre, nègre.” En 1968 tu ne peux plus dire “nègre”, c’est contre-productif. Retour de flamme. Donc tu dis des choses comme busing, droits des Etats, et tout ça. Tu deviens tellement abstrait maintenant, que tu parles de réduire les impôts, et toutes ces choses dont tu parles sont purement économiques et le résultat adjacent de ces politiques c’est que les noirs souffrent plus que les blancs. Et peut-être qu’inconsciemment, c’est ce que les gens ressentent. Je ne dis pas ça (il vient de le dire NDLR). Ce que je dis c’est que si ça devient aussi abstrait, aussi codé, on se débarrasse du problème racial d’une manière ou d’une autre. Tu me suis? Parce que manifestement être là à pérorer “on veut réduire les impôts et on veut couper cela” c’est beaucoup plus abstrait que cette histoire de busing, et vachement plus abstrait que de dire “Nègre nègre ». Donc, quelque soit l’angle, la question de race est implicite.

Il serait peut-être intéressant de voir qui, dans notre histoire politique française, a ressenti des affinités avec ces méthodes. « Reagan francais »…

Quand de 2011 à 2016, Donald Trump sème le doute sur le lieu de la naissance de Barack Obama, puis sur performances scolaires à Harvard de ce dernier, insinuant notamment qu’il y est rentré par le biais de la discrimination positive, c’est de ce cadre, de cette idéologie, de cette Cause pas vraiment perdue, dont il se fait le champion.

Quand, ces dernières semaines, il dit « [à propos de l’enlèvement de symboles sudistes] ils essaient de voler notre culture, ils essaient de voler notre histoire” c’est cet héritage de la haine qu’il embrasse pleinement.

Ils essaient de voler notre culture, ils essaient de voler notre histoire

Donald Trump, à propos de l’enlèvement de symboles sudistes

Ce sont de ces boucles du passé qu’il se veut la répétition.

Statuaire, Mémoires et Turfu

À la fin tu es las de ce monde ancien /[…] Tu marches vers Auteuil / tu veux aller chez toi à pied / Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée / Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance/ Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances / Adieu Adieu / Soleil cou coupé

Apollinaire, Zone

Pour mettre un fin mot à cette Histoire à l’Endroit, faisons d’abord un petit récapitulatif. Nous avons :

  • Des associations officielles de vétérans Confédérés (United Confederate Veterans, Daughters of the Confederacy), qui font l’apologie régulièrement de la suprématie blanche, du Klu Klux Klan, et tente de transformer les symboles d’une armée qui s’est battu pour une seule raison en symbole “positifs”.
  • De relais politiques majeurs : le Parti Démocrate d’abord puis le Parti Républicain à partir des années 1960; des Présidents, comme Andrew Johnson ou Woodrow Wilson ; des Sénateurs, des Gouverneurs et toute une pléiade d’élus locaux qui ont façonné un système politique qui prévient les populations d’obtenir une représentation politique à laquelle ils ont en principe droit et façonne un système légal qui perpétue et renforce les inégalités économiques.
  • Des historiens qui par conviction personnelle raciste, produisent un ensemble de discours qui serviront à excuser et à réécrire l’Histoire de la Guerre et de la période qui a suivi. J’ai mentionné la Dunning School, mais on pourrait aussi inclure Woodrow Wilson qui avant de devenir Président des États-Unis, fut historien et président de Princeton. Ses travaux sur la Reconstruction légitiment la violence du Klu Klux Klan et idolâtre l’ère de l’esclavage. En tant que Président, il implémente la Ségrégation dans tous les services de l’État.
  • Des relais violents et meurtriers. L’image forte, terrifiante et clownesque à la fois, du Klu Klux Klan usurpe les imaginations. La terreur qui régnait dans le Sud des États était souvent l’œuvre de civils, elle était anodine, soudaine, injustifiée ou justifiée à posteriori par des causes incohérentes et infondées. Les photographies de lynchages, qui s’échangeaient comme des cartes de vœux entre membres d’une même famille, montrent des femmes, des hommes, des enfants dans leur habit de travail, souriant, posant fièrement près des corps fraichement pendus. On pourrait citer les émeutes raciales d’Atlanta en 1906 où dix milles hommes blancs ont tué une dizaine de personnes noires et fait plusieurs centaines de blessés. Ou encore les émeutes de Tulsa en Oklahoma en 1921, où une meute d’hommes blancs ont rasé intégralement le district d’affaires de la communauté noire la plus riche des États-Unis : 300 morts, 800 blessés, des dizaines de milliers de personnes laissées à la rue, aucune mention dans les journaux ou dans les livres d’histoires pendant soixante quinze ans.

Tout cela forme un ensemble constant qui anime la politique et la société américaine depuis un siècle et demi et qui traduit une idéologie qui, si elle a varié dans son texte et dans ses flux et reflux, est cohérente de sa création à son expression contemporaine. C’est d’une tradition politique laide mais structurée, jamais véritablement apurée ou mise de côté dont il s’agit. Et la statuaire et la symbolique qui ont été implantées sur les territoires ont pour rôle de la traduire dans l’espace. Le paradoxe de l’omniprésence de statues pour les porteurs d’une cause dite perdue prend ainsi tout son sens.

Hal Jespersen/Wikipedia Commons

Un rapport de la Southern Law and Poverty Center (SPLC), explique l’historique du marquage du territoire par des symboles Confédérés. Aucun de ces monuments n’a été érigé directement après la Guerre Civile. La vaste majorité a été érigée entre 1895 et la Première Guerre Mondiale, l’ère des lois Jim Crow, puis avec une résurgence durant le Mouvement des Droits Civiques. Donc deux périodes d’affirmation du Sud, de ses valeurs, et de ses pratiques violentes en réaction à une période d’affranchissement des Noirs. Ce n’est pas un hasard. Tout comme la violence raciale nue et la défense de ces symboles suite à l’élection d’Obama.

Ces statues et ces drapeaux confédérés s’érigent en parallèle des violences. Un parallèle doux, qui promeut que l’esclavage était une question secondaire, que le destin de la Confédération est tragique et que l’histoire américaine est une succession non rompue de héros, de saints, de demi-dieux pendant que l’on tue. Ces statues monumentales du Général Lee, de Thomas “Stonewall” Jackson sont des monuments qui sont là pour immortaliser cette histoire et que la domination raciale est justifiée. Ils sont là pour superposer une histoire idyllique à une réalité meurtrière.

Parmi les principaux financiers et acteurs de l’érection de ces statues, on retrouve les suspects habituels, les United Confederate Veterans et les Daughters of the Confederacy. Ces monuments pouvaient se trouver dans des cimetières ou des parcs mais la plupart se trouvaient devant les institutions publiques de ces États. Palais de justice, siège du gouvernement de l’État etc. L’idée est de signifier à ceux qui pénètrent ces lieux qu’ils se soumettent aux lois de la suprématie blanche. Ainsi, parmi les 37 écoles qui portent le nom de Confédérés dans le Nord, 19 sont à majorité afro-américaines. Ces palais et sièges gouvernementaux où marche le mouvement des droits civiques étaient toujours ornés de leurs statues et/ou de leur drapeau confédéré.

Une « Mammy » noire pleure le départ d’un soldat confédéré (Wikipedia Commons)

Même les monuments qui pourraient signifier une histoire commune réconciliée comme celui dans le cimetière national d’Arlington en Virginie, où sont enterrés les héros nationaux de l’époque contemporaine aux États-Unis, honorent la Cause perdue. Ainsi, sont présentes des images de soldats Confédérés héroïques, d’esclaves soumis et loyaux mis volontairement par le sculpteur pour « écrire une histoire correcte” et corriger les mensonges dits sur le Sud par le Nord victorieux, et des inscriptions qui indiquent que la cause était juste.

Que faire lorsque les symboles de la mémoire collective sont là pour effacer et superposer une histoire politiquement correcte à une autre vraie mais discordante ? Doit-on accepter, passer l’éponge, au nom du sacro-saint mythe national ? Comment une nation moderne peut-elle intégrer dans sa mémoire collective ses parties moins reluisantes ? Plus prosaïquement, on fait quoi des statues de trou du cul, on les démonte?

Ces questions se posent pour toutes les sociétés modernes. Nous avons vu durant tout le siècle dernier les impasses d’un discours mythologique historicisant basé sur le mensonge et l’arbitraire, les dangers auxquels il mène, et les impossibilités d’appréhender et de recréer le contrat social qu’il suscite.

Nous avons tous ces images de statues de Lénine, Staline ou Saddam Hussein se faisant déboulonner dans la chaleur d’une révolution ou d’une chute de régime. Mais dans les cas des Confédérés, il s’agirait de le faire à froid, 50 ans ou 100 ans après. Il serait tout aussi possible de trouver à chacun d’eux des accomplissements divers reposant sur les arguments de stabilisation ou de puissance d’une nation. Comme pour Colbert ou Napoléon. Cela n’enlève rien à leurs crimes. D’autant plus quand ces crimes ont participé de la fabrique de la Nation.

Les déboulonner ne me gêne pas. Mais il y a quelque chose de stalinien à tout effacer, surtout quand les idées elles, ne disparaissent pas. Si la mémoire collective est un processus vivant et complexe ne vaudrait-il pas mieux conserver nos regrettables reliques ? Quitte à prendre la liberté des les transformer ?

Statue de Stroessner recomposée par Carlos Colombino (Wikipedia Commons)

La statue du dictateur paraguayen Alfredo Stroessner, responsable de milliers d’assassinats et accusé de génocide, est un bon exemple. L’artiste Carlos Colombino a choisi de laisser des parties visibles du monument originel. La statue est écrasée entre deux blocs de béton comme écrasée dans un broyeur, afin de montrer la force nécessaire qu’il a fallu pour écraser le régime précédent. Mais le processus est incomplet : des mains s’accrochent aux rebords tel un zombie toujours capable de ressurgir, et les yeux du dictateur regardent le spectateur d’un regard inquiétant. Le mal n’est jamais vraiment vaincu et il vaut mieux se rappeler sa menace que l’oublier.

Pour se rapprocher de notre histoire coloniale, « Le Pavois » en Algérie est un exemple intéressant. En 1928, les autorités coloniales françaises ont commissionné un monument aux morts , pour commémorer l’amitié entre soldats français et algériens décédés lors de la Première Guerre Mondiale et pour marquer le centenaire de la colonisation française de l’Algérie. Beaucoup de symboles coloniaux seront détruits ou saccagés après l’indépendance mais la sculpture de Paul Landowski reste intacte jusqu’à la fin des années 1970. En 1978, le gouvernement mandate l’artiste M’hamed Issiakhem, l’un des pères de la peinture algérienne moderne, pour remplacer le mémorial. Issiakhem décide de le sauvegarder à sa manière. Même si le symbole est une relique de l’époque coloniale, c’est une œuvre de l’un des sculpteurs les plus connus du XXe siècle (Landowski est notamment l’auteur du Jésus de Corcovado). Issiakhem décide d’encaser le monument original dans un sarcophage de ciment puis de le couronner d’une paire de poings brisant les chaines. Indépendamment de sa volonté, il semblerait que des fissures apparaissent dans la structure révélant la sculpture originale.

Le Pavois. Structure originale de Landowski.
Le Pavois enclos par Issiakhem

A la croisée de notre sujet, de la France et de ses anciennes colonies se trouve la statue de Joséphine de Beauharnais, Impératrice des Français, Béké de Martinique (du nom de la classe des créoles blancs de l’île) et donc femme de Napoléon.

La statue apparaît sous le Second Empire, sous l’impulsion de Napoléon III qui lance une souscription en Martinique (sic) pour financer le monument et fait un don de 12 000 francs. La première esquisse en plâtre de la statue est montrée le 15 mai 1855 à l’Exposition universelle de Paris. Le sculpteur Vital-Dubray s’inspire d’un buste de l’impératrice réalisé par François Joseph Bosio, que celle-ci avait offert à sa fille la reine Hortense pour sa parfaite ressemblance.

Statue de Joséphine sans-tête et recouverte de sang (Zaka Toto)

Le monument est élevé au centre du jardin de la Savane à Fort-de-France, initialement sur un piédestal en marbre installé au centre d’un large socle carré en granit surmonté d’une belle grille ouvragée et aux angles duquel sont installés des candélabres. Huit palmiers royaux sont plantés autour du socle pour mettre l’ensemble en valeur et attirer l’œil au centre du jardin de la Savane. La statue est inaugurée le 29 août 1859 et donne lieu à trois jours de fêtes où sont invités les gouverneurs de la Martinique et de la Guadeloupe, le gouverneur anglais de Sainte-Lucie, aux étrangers de distinction venus des îles anglaises et danoises et aux autorités des deux colonies françaises. Discours et salves de canons s’enchaînent. Un banquet de 200 couverts et un bal attendent les convives dans le salon du gouvernement. Une grande fête populaire a lieu dans la Savane et une exposition de produits créoles fait la clôture.

Tout cela est fantastique si l’on ne considère que le fait que c’est un pays qui fête une des siennes. Ça l’est beaucoup moins quand on constate que le seul mérite de cette femme est d’être l’épouse de celui qui a rétabli l’esclavage dans la colonie dont elle est originaire, dont la population est en grande majorité issue de cet esclavage, et qu’elle est issue de sa caste esclavagiste. Sa position initiale au centre de la ville, est une position de domination des pauvres hères qui peuplent les îles.

Au milieu du XXe siècle, Aimé Césaire, élu par ses hères qui ont gagné la ville, la mettra d’abord en marge, ne sachant qu’en faire. Puis en 1991, l’un des derniers soubresauts de l’indépendantisme antillais se manifestera par l’idée de génie de lui couper la tête et de lui verser du sang sur le corps.

D’un coté, la statue de Joséphine, n’est pas que la mémoire du rétablissement de l’esclavage dans les colonies. Elle est la symbolique de l’accord entre la métropole, qu’elle soit royaliste, impériale ou républicaine avec les forces dominantes des îles. Elle est le symbole d’une union qui équivaut souvent l’assujettissement de la majorité des populations ultra-marines, du Code Noir (acte fondateur de la France coloniale) à l’autorisation de l’utilisation du chlordécone.

Que la Martinique ait produit une tête impériale ne signifie rien sinon que nos colons furent parfois des aristocrates. Qu’un tel sort lui soit fait, dans l’indifférence et l’amusement général, dit que peut importe les babioles impériales si leur utilité est de taire la barbarie. Que les statues célèbres sont parfois l’institution de fausses idôles.

Mais la geste de lui couper la tête est peut-être signe d’une possibilité de réinvention, d’appropriation de la symbolique coloniale pour produire une représentation nouvelle qui intégrerait ces vieilles traces comme un palimpseste.

La roue est la plus belle découverte de l’homme et la seule
il y a le soleil qui tourne
il y a la terre qui tourne
il y a ton visage qui tourne sur l’essieu de ton cou quand tu pleures
mais vous minutes n’enroulerez-vous pas sur la bobine à
vivre le sang lapé
l’art de souffrir aiguisé comme des moignons d’arbre
parles
couteaux de l’hiver la biche saoule de ne pas boire
qui me pose sur la margelle inattendue ton visage de goélette démâtée
ton visage
comme un village
endormi au fond d’un lac
et qui renaît au jour de l’herbe
et de l’année germe

Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé
  • Le choix de Brasillach parmi le millier de personnages historiques qui ont utilisé cette phrase est volontaire Il s’agit d’illustrer un paradoxe.

    Article publié en Septembre 2017. La conclusion invite à penser la situation antillaise. Travail réalisé trois ans après, non pas tant une généalogie de la statuaire comme ici, mais de penser comment cela peut-il être défait ? Realisé en janvier 2020 avec la conférence puis l’article Enville Cannibale, traduit et prolongé ici « When Martinique Cannibalised Colonialism » en anglais, podcasté ici « Outre-Mer : Décoloniser l’Espace Public » dans Kiffe ta race.