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2035 : Point de Départ

2035. Dans l’Armée des Douzes Singes, un virus mortel a ravagé l’humanité et rend la surface inhabitable. James Cole (Bruce Willis) et les autres survivants vivent dans des complexes souterrains où tout n’est que rouille. Les machines du futur sont des assemblages de bric et de broc, des fils pendent de partout, et le centre névralgique des opérations scientifiques est un vieux Diner’s. Le film présente une esthétique de l’échec et de la décomposition. De la nostalgie et de l’incapacité à s’inventer un futur. Notre héros est choisi pour voyager dans le temps afin de démonter et prévenir les fils qui conduisent à la tragédie.

2035. C’est aussi l’année dans laquelle se déroule I, Robot. Le labeur a été virtuellement aboli par la robotisation, notre monde est propre, digitalisé, connecté jusque dans notre chair, et le revenu universel est une réalité (enfin, je crois). Tout le monde est scientifique, artisan, entrepreneur, poète et policier. Policier ? Oui, car il faut bien surveiller ceux qui nous ont permis cette réalité (et donner un prétexte à Will Smith de faire des acrobaties). Car voilà, nous avons trop bien réussi. 2035 c’est l’année où l’intelligence artificielle a tellement avancé que les robots commencent à se rebeller. Ou plutôt, ils se libèrent des “Lois de la Robotique” qui, incrustées dans leurs codes, animent leurs comportements.

En 1635, Pierre Belain D’Esnambuc, un noble Normand sans-le-sou (il ne devait plus porter le nom D’Esnambuc ayant dû vendre le domaine à cause de ses dettes), établit la première colonie française permanente à Saint-Pierre en Martinique. La Guadeloupe sera saisie dans la même année. 2035 sera donc le Quatre-Centenaire du rattachement de la Martinique et de la Guadeloupe à la France.

En 2035, j’aurai 50 ans.

2035 est une introspection et une recherche de sens, une exploration du passé et une projection vers le futur. Pour commencer cette série, je reviens sur un texte que j’avais écrit en 2007 pour la revue Lakouzémi, c’est un commentaire de L’éloge de la servilité de Monchoachi, le poète et écrivain Martiniquais. Il correspond à un moment que sont les années 2000 aux Antilles : celui de l’enlisement. Celui de ma colère. Avec du recul, il me paraît un peu léger dans son explication, obscur et très littéraire dans ses références. Mais les fils sont là.

Lakouzémi, Sortir de la caye

Lakouzémi, sortir de la caye. Car chacun ici est enfermé, enfermé dans son discours, où il se lève, débite, puis se rassoit sans écouter le prochain à parler, une société de postures, de figures pseudo-héroïques, une société du discours-roi, du révolutionnaire assis, une société sans échanges. Terre de sombres autoroutes, qui mènent à des routes tout aussi sombres, qui amènent à des lotissements où les voisins se croisent en voiture, à des HLM où trois enfants jouent à la boule, où des adolescents se posent sous un kiosque qu’ils ne quitteront pas alors qu’ils ont passé l’âge de trente ans. Une société passive, où la vie s’éteint avec le soleil, où les bourgs ruraux dépérissent, malgré les places en béton, les bords de mer en reconstruction. Pas un chat, chacun chez soi, fermons grand les yeux devant la télé.

Rester ici s’apparente à un délitement, un renoncement, une usure. Il n’y a que la fuite qui sauve, chapé kow : Naipaul a compris, Glissant a compris, Fanon a compris, d’autres ont cédé. Ils ont rejoint le bain des gesticulations, des fulminations, à la fin il ne reste que des aigreurs. Monchoachi nous ouvre une troisième voie : celle du combat contre l’inertie à l’intérieur même du pays – un combat à mener ici contre nos propres trahisons.

Car c’est bien de corps qu’il s’agit, d’un corps sans tête, sans volonté, ni pouvoir ; d’un corps qui renonce à fabriquer son paysage, de mains qui, du chlordécone aux décharges sauvages, se lavent, de bouches qui répètent, à l’envi, à l’infini, « pa fen’ », « mwen san fouté », « ah bon ? », “i bon kon sa” jusqu’à ce qu’un proche soit touché, que le clan soit touché, que le « manger » soit touché. Il faut que ça pourrisse, que la maladie soit irrémédiable pour réagir. Réactions qui s’apparentent à celles d’un poulet sans tête courant dans tous les sens, cherchant son salut Dieu sait où, mais surtout pas là où il faut. Après tout que dire, que faire face à l’irrémédiable ? Maudire le béké, l’Etat français, puis le supplier, s’insurger, puis se résigner…

Le Martiniquais ne s’appartient pas

« Le Martiniquais est en tout mû, non par une quelconque volonté mais par cette pathologie qui consiste à ne pas s’appartenir. »

Monchoachi, Éloge de la Servilité

Quand a commencé la fin ? Peut-être dès le départ, et ce qui se passe maintenant, n’est que la conséquence, la manifestation de tendances lourdes inscrites au cœur de notre société, présentes dès son commencement. C’est ce que soutient Monchoachi, ne serait-ce que dans notre rapport au christianisme et à l’héritage humaniste qui le poursuit. De nos maîtres, nous aurions appris à imiter, à singer à vrai dire, mais jamais à s’investir… Face à Bissette, nous choisissons Schœlcher. De Schœlcher nous arrivons à Césaire. De Césaire… retournons la phrase de Naipaul : « La mimique change, le monde intérieur reste constant. »

Car au-delà de ces pulsions, nous avons eu le choix, maintes fois, depuis que les nôtres ont pu réellement décider. Mais depuis l’après-guerre, notre histoire politique est celle de petit pas en avant et de grands renoncements, jusqu’à vider l’action politique de tout sens. Nos débats : tristes parodies des drames qui se jouent ailleurs, emprunts d’enjeux qui ne sont pas les nôtres. Il s’agit de ressembler : ressembler à la France, ressembler à Cuba, ressembler à Chavez, ressembler à tout, ne ressembler à rien. Notre plus grande figure, fierté de notre fierté, notre combattant du théorique, Papa de toutes nos pensées, est aujourd’hui une figure doudouiste inoffensive, une étape touristique, juste après la biguine sur le tarmac, juste avant le ti punch et les acras. Rassurant pour les autres, mais aussi pour nous, car peu exigeant. Nous pouvons continuer d’imiter en paix.

Aimé Césaire à François Fillon alors Premier Ministre : “Nous avons besoin de vous car c’est grâce à vous que nous survivons.”

Une mimique de la résistance

« Le Martiniquais n’avance pas en la circonstance sur le même chemin que le monde, le Martiniquais en aucune façon à vrai dire ne devance au sens strict en rien le monde, il n’en est en aucune manière une sorte de prototype, une sorte de paradigme, un modèle ou un idéal pour l’humanité avec cette fichue camelote du métissage qu’on lui a mis récemment à colporter, que l’on essaie à tout prix à écouler, que l’on s’évertue à écouler. »

Monchoachi, Eloge de la Servilité

1989, Eloge de la créolité. Un projet où il s’agissait de dépeindre notre richesse, notre diversité, tous ces courants qui nous ont traversés, mais aussi notre capacité d’adaptation face à l’adversité, face à l’étranger qui devient tout proche. Une identité qui pouvait se définir par sa créativité, son dynamisme car multiforme. Mais rien d’intégral. La créolité, comme l’œuvre de Glissant en partie, dépeint des fragments, des feux d’artifices, des traits caractéristiques non-réalisés, des potentialités. Il y a quelque chose d’exigeant dans ces textes, une invitation à poursuivre par de nouvelles formes ce bouillonnement. On en a fait quelque chose de confortable, un acquis : le métissage. A la fois un prêt-à-penser et un « soft-power » rêvé, le seul « pays » sous-développé à se prétendre en avance. D’ailleurs les auteurs de la créolité ne se trompent pas en s’enfuyant dans les romans historiques. Aujourd’hui, de créolité il ne reste plus rien, ou si peu. Y’a autre chose, mais c’est pas glorieux.

La société Martiniquaise est en repos, satisfaite d’elle-même, gavée, usée aussi. Comme tout vieux-corps elle regrette le temps passé, alors elle multiplie les breloques et souvenirs mytheux.

Quand il s’agit d’affirmer un trait qui lui est propre, elle ressort les vieux draps et tente de ressusciter quelque chose qui n’existe plus. Plutôt que de réinventer, elle s’immobilise dans le folklore, elle mime antan lontan. Au fond son identité, c’est le folklorisme. On développe une couleur locale, une mimique de la résistance (nègres marrons sur place publique), juste ce qu’il faut pour être l’Antillais amorphe sur son île, l’Antillais fonctionnaire dans d’autres cadres, ou l’Antillais diplômé qui tout en mettant sa créativité au service d’autres peut déclarer « je préfère vivre mon Antillanité à Paris ». Ou son illusion. Car le folklorisme se renforce en France, ou ailleurs. En grande majorité, tout ce qui nous relie à notre pays c’est le folklore.

Oui, il y a bien prototype, prototype du dernier homme, indifférent à tout, sans avis, sans projet, un soldat, un larbin… triste éloge-haut-le-cœur.

*

Entre-temps, Lakouzémi a disparu. La tentative de recréer le lakou, cette cour commune, a échoué. Les Antilles ont connu de multiples crises et peut-être que fondamentalement rien n’a changé.

Moi, bien sûr, je suis parti. Comme tous les jeunes qui me ressemblent, ceux avec un peu d’argent et de l’éducation. Très loin. Chapé kow.

La suite de 2035 : Fabrique d’Exils c’est ici

Texte publié en Juillet 2017.