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Tout kannaval sé an batenm

En 1984, Kassav sort Zouk la sé sel medikaman nou ni. C’est le premier tube du groupe. Celui qui le fait connaître à travers les frontières. C’est une chanson de carnaval. Elle dit que la vie est dure, elle se demande comment nous faisons pour survivre dans de telles conditions : le zouk est le remède à tous nos maux.

Le morceau est porté pendant deux minutes par un riff de guitare, le takpitak de la batterie, les appels et réponses entre Jacob Desvarieux et le chœur. Mais si tu as déjà couru le carnaval derrière un char qui joue ce morceau, si tu l’as déjà entendu en soirée, tu sais qu’il ne commence vraiment que quand la ligne de basse la plus simple du monde démarre. Car elle fait le bruit d’un démarrage de voiture avant de faire son lourd doum-doum-doum. Elle démarre puis elle s’accorde à ton cœur. Tu n’as plus mal aux pieds. Ni le soleil, ni la pluie ne peuvent t’arrêter.

En 2023, une semaine avant le début du Carnaval, après presque trois ans de silence, la chanteuse et rappeuse Meryl sort Jack Sparrow. Quand à la 25e seconde du morceau la basse tombe, c’est fini, on tient l’un des sons de l’année.


Parano Parano / Sa pé ké changé péyi a cho/Tout moun an parano/Lè 38 ka chanté tout penn li/ Sa pli spésyal ki Mavado



Images : Cédric Richer/Panamæra

Jack Sparrow, c’est le nom du personnage principal porté par Johnny Depp de la franchise Disney, Pirates des Caraïbes. Mais ici, point d’aventures en costumes entre gentilhommes blancs et pirates tout aussi blancs dans des Caraibes sans amérindiens ou africains. Ici, les musquets sont des 38mm, et les pirates sont des trafiquants de drogue à la gâchette facile. Et pourquoi pas, il faut bien survivre dans un pays où rien ne nous est donné. Paradi sé ba touris, la vi pa jan fè nou kado. Meryl fait dans la réalité. Le propos est pessimiste. Le pays ne changera pas. Il y a une tension entre le rythme de la chanson et les paroles.

Cette chronique apparaît dans le Zist Vol. 26 – AFROFUTURISMES NOW !
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Méryl, née en Martinique, se fait connaître sur la scène locale avant de faire sa place dans l’industrie du rap français en tant que toplineuse et ghostwriter de talent. Elle explose en 2019 avec An Béni. Puis d’enchaîner single après single qui finissent dans une mixtape qui met la honte à pas mal d’albums en principe formalisés. Versatile, mélodique, punchlineuse, il n’y a pas un style où elle n’est pas à sa place. Il y a cette semaine Meryl sur Skyrock où elle ramène quasiment toute la scène antillo-guyanaise. Et puis ce showcase brûlant au Baccha Festival en 2019, où Meryl, touchée par le soutien incroyable du public, pleure devant plus de 20 000 personnes. Le succès et la reconnaissance peuvent être tellement difficiles chez nous. Et voilà, une jeune femme, rappeuse, qui ne joue pas avec les codes habituels, qui met le public à l’envers. D’abord, elle ne sait pas où se mettre, puis elle se frappe la poitrine en parcourant la scène de bord en bord. Elle demande au public de monter encore d’un cran. Le volume est intenable, les bras sont en l’air, la messe est dite.

Nul n’est prophète en son pays, mais peut-être que Méryl l’est.

Tou sa ki ka fèt in deh/Kay rété in deh/Mé chak kochon ni sanmdi yo/Pran gad san pa koulé/Lè nou ka bwèy franchmen/Ou sav trè byen nou pa Clément


Images : Cédric Richer/Panamæra

Le clip du réalisateur Cédric Richer (Kalash, Hamza, Kendrick Lamar) est un roadtrip à travers la multiplicité d’une île. Une station service est une sorte de boîte de nuit aux néons improbables où se font les rencontres, les trafics ; un endroit où on peut juste se poser et boire un coup. C’est la Martinique qui fait peur. Celle des jeunes incompris qui n’ont pas de lieux autre que ceux-là pour se rencontrer. À qui on ne donne pas mieux à faire que d’être dans l’ombre. La seule lumière, c’est celle des patrouilles policières qui font leur tour.

Puis nous partons. Meryl est sur le toit d’une voiture, à travers mornes. Elle est dans la forêt avec un nèg gwo siwo, on entend le bruit des tambours et la flûte des mornes. Elle ressent l’appel primordial. Puis elle fait face à la mer dans un endroit qui est très probablement la Savane des Pétrifications (ce nom !) : un endroit immémorial. Elle porte un costume rouge avec des morceaux de miroirs. C’est son habit de lumière. Voilà Meryl Diable Rouge. Visage découvert, au milieu des gens qui dansent. Remixé, contemporain. C’est le moment du morceau où elle porte quelques vérités. Déguisées seulement pour ceux qui ne voudront pas voir : que les laissés pour comptes sont les sans-noms, que les plus gros criminels portent des cravates, qu’un jour le sang va couler. Que quand on boit du rhum on n’est pas clément. Ou est-ce qu’on ne boit pas du rhum de la marque Clément. Pourquoi ? Han !

Mada ou two bèl/menm si ou vakabon/two bèl ou vakabon/Two bèl

Images : Cédric Richer/Panamæra

Est-ce que vous pouvez tenir deux idées en même temps ? Est-ce que la vie ce n’est pas de tenir deux idées en même temps ? Qu’est-ce que nous sommes sans contradictions ?

Souvent, on me demande si les Antillais, les Martiniquais ne sont pas schizophrènes. L’idée est vieille. Aimé Césaire parlait de mendiants arrogants. Frantz Fanon d’aliénés, de peaux noires et de masques blancs. Les masques encore. Tous les six mois environ quelqu’un sort un texte ou une vidéo super edgy pour nous dire à quel point nous sommes malades. J’en ai été coupable. Je ne dis pas que nous avons tort. Mais tous les peuples ont leurs contradictions. Sont malades. Aliénés. Vieilles civilisations comme nouveaux pays.



Nous, notre musique est le reflet de ces contradictions. Nous dansons tristes. Nous dansons quand la vie est dure. Nous dansons le cœur fêlé. Nous ne sommes jamais aussi bons que quand notre musique est la dramatisation enjouée de nos malheurs. C’est le génie de la musique noire aux Amériques et dans la Caraïbe. Elle est souvent méprisée par ceux qui ne comprennent pas les codes, la langue. Mais aussi parce qu’elle est en rupture avec les codes de la musique occidentale traditionnelle : une chanson triste est de la musique triste avec des paroles tristes, tout doit être une progression dramatique vers un climax d’ennui.

Nous, hybrides, depuis la marge, nous transformons le réel. Nos tensions, nos deux idées en même temps, sont ce qui nous a toujours permis de créer de nouveaux horizons, de toucher l’impensable. Meryl dans Jack Sparrow n’est pas un Papa Djab, pas un monstre qui fait peur aux enfants, pas une divinité paternelle, suprême et puissante. C’est une nouvelle forme de notre divinité carnavalesque, une divinité très spécifique à la Martinique, réimagination, retravail de mille traditions africaines qui prennent encore de nouvelles significations dans les mornes de Martinique et dans les (ex) bidonvilles de Fort-de-France. C’est une Orphée rouge qui au milieu de la danse se fait prophétique. Meryl sé Manman Djab, épi’y tout kannaval sé an batenm.

Réalisé par Cédric Richer
Produit par Panamæra
Production exécutive Chronoprod
Pour Maison Caviar et Universal Music Publishing Group