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Les Vies de Man Pitak

Créée pour l’anthologie Nos futurs solidaires (2022 – ActuSF), cette nouvelle appartient à une culture créolisante caribéenne. Elle conjugue les langues française et créole avec la science-fiction et interroge notre regard sur l’identité numérique.

Plus on s’enfonce dans Lanvil et plus Lanvil ronge les corps. Ce n’est pas seulement dû à l’humidité ni aux vapeurs salines de la mégalopole caribéenne. Ce n’est pas que physique, se répète Man Pitak. Ce n’est pas que physique. Elle somnole. Elle ne devrait pas. La voix forte de l’infirmière-cheffe la tire du brouillage :

« Tout le monde reste éveillé ! »

L’ensemble de l’équipe médicale s’ébroue dans le convoi prioritaire. 

De son côté, Man Pitak gratte un coin de peau nue, entre les longues locks de ses cheveux, avec l’unique ongle effilé de sa main gauche. Puis, elle entortille une mèche à la racine. Elle écoute à peine les murmures de ses coéquipiers d’un soir. En réalité, elle tente de se regarder andidan, pour capter si son mental se transforme. Car quand on s’y enfonce, Lanvil ronge les corps, mais aussi les esprits.

Ce soir, il s’agit de ne pas s’assoupir. Le convoi ambulancier lévite dans son tunnel à travers les hauts bâtiments de la ville. C’est un pod qui flotte sur son rail, ce qui n’arrange pas la terrible envie de Man Pitak de s’endormir. Elle lutte. L’engin sans pilote emprunte un réseau de transport privé, autoguidé par un pass prioritaire. À son bord, toute l’équipe de soin no 20, qu’on appelle parfois la Clandestine.

L’infirmière-cheffe, c’est Kelly. Elle porte un casque de vision augmentée pour coordonner ses infirmiers et leurs auxiliaires, et planifier les opérations sur le terrain. Elle est en contact continu avec les centres hospitaliers des étages supérieurs de Lanvil, mais préfère gérer les interventions de A à Z in situ : remonter est toujours une perte de temps et le pod est assez grand pour stocker tout le matériel dont le groupe a besoin, jusqu’au matin.

« Nous pénétrons le Bas-Lanvil. Wojé et Tania, je vous veux sur les dialyses, ce soir. Vous en avez sept, je vous transmets la géolocalisation du domicile des patients sur vos palmeurs ainsi que leurs identités. Vous avez trois patients enfants sur votre circuit, alors prenez votre temps avec eux : ils ont besoin de toute votre attention. »

Kelly s’assure que le binôme est en bonne forme – ils hochent la tête avec dynamisme – et passe devant Man Pitak pour aller briefer le binôme suivant.

« Anton, Marie, on a chargé l’accélérateur au fond du pod, mais vous n’avez qu’une seule radiothérapie à réaliser cette nuit. »

La voix de Kelly se fait discrète. Man Pitak chasse un nuage de son esprit et tend l’oreille.

« Nous avons reçu un message de la famille de madame Lonè, poursuit l’infirmière-cheffe. Elle est partie la nuit dernière.

— Ils l’ont fait ascensionner ? chuchote celui qui s’appelle Anton.

— Aucune idée. Aucune idée, conclut Kelly. On vous récupère au retour. »

Puis, Kelly s’éloigne encore dans la rame. Man Pitak croise une jambe sur l’autre, sous sa robe de lin teinte au vin rouge. La mort l’a toujours tenue en alerte, elle en a fait son métier. Dans son bas de laine, le poids d’une petite clé USB ; c’est dans ce système nomade qu’elle agrège celles et ceux qui décèdent – du moins, les traces numériques qu’il reste d’eux.

Lorsqu’elle relève les yeux, elle capte le regard de Hari, l’un des soignants. Il la fixe depuis plusieurs secondes, mais quand il s’apprête à lui adresser la parole, Kelly, du bout de l’ambulance, interpelle les huit membres de l’équipe :

« Vous avez toutes et tous remarqué la présence de madame Pitak à nos côtés. »

Man Pitak lève une main à la fois lourde et timide, puis replace ses locks vers l’arrière du crâne pour que chacun puisse voir son visage. Ses lèvres et son menton sont tatoués d’un vévé vaudou, il semble symboliser une croix stylisée de points cardinaux. L’équipe la remercie de sourires intrigués. Kelly poursuit :

« Man Pitak est une agrégèz, elle nous seconde exceptionnellement cette nuit dans notre intervention. »

Man Pitak n’aime pas qu’on la présente ainsi. Agrégèz, c’est un métier civil, un gagne-pain. Sa vocation est au plus près des corps et des esprits, dans le soin et l’accompagnement. Man Pitak se dit gadézafè, d’autres la disent quimboiseuse, voyante, rebouteuse. Mais elle ne formule rien, elle tient sa place.

L’infirmière-cheffe vient se loger près d’elle, debout contre la paroi du pod.

« Man Pitak, je vous présente la Clandestine (elle les désigne un à un), Wojé, Tania, Anton, Marie, Hari, Bala, Kader et Diego. Jusque-là, on a pu vous paraître comme des infirmiers ambulanciers tout à fait normaux, mais notre spécialité, c’est le soin des virtualités. C’est ce qui nous vaut notre réputation : le Bas-Lanvil est délaissé, ses populations n’ont pas accès aux soins et la fracture numérique n’arrange rien. La protection des identités virtuelles est catastrophique, des quartiers entiers sont vérolés, les scammers et autres escrocs du Net font des ravages, les liaisons avec le réseau web sont trop souvent perturbées. Au sein de la Clandestine, nous considérons que la vie numérique est tout aussi importante que la vie physique, car pour les populations les plus pauvres du Bas-Lanvil, elle a des répercussions directes sur leurs activités sociales et professionnelles. C’est une question éthique. Il est essentiel d’y apporter un soin le plus continu possible, au contact direct des individus. »

Man Pitak acquiesce. Elle pince ses lèvres, mais la question la brûle. Par un difficile exercice de tact, elle rend sa question moins incendiaire :

« Qu’en est-il des traces numériques laissées par une personne, si elle en arrive à disparaître ? Vous les conservez ? Vous les transmettez ?

— Ces considérations reviennent à la famille de la personne défunte. Nous n’avons aucun pouvoir sur les ascensions funéraires.

— Pourtant vous faites appel à moi, ce soir… »

Kelly valide la remarque sans prendre la mouche devant le caractère impertinent de la question.

« Nous estimons qu’il est essentiel de pouvoir sauver le plus de vies possible, qu’elles soient physiques ou numériques. Or, lors de notre dernière descente, nous sommes tombés sur ce qu’on pourrait nommer un spam. »

Man Pitak l’interroge du regard. Le terme est trop technique pour faire partie de son champ professionnel. Mais Kelly précise très vite ses mots :

« C’est-à-dire une identité numérique indésirable… Vous avez conscience que la sphère d’accompagnement médical s’est déplacée du réel au virtuel, et avec lui toute notre sémantique. On soigne les peaux comme on soigne un skin de réalité augmentée. On opère un corps comme on applique un patch. On isole ceux qui ont contracté un virus. Vous avez aussi conscience que dans la mort, les identités numériques survivent au corps et que l’existence de l’esprit est prolongée sous forme de projection – qu’on appelle virtualité. Cependant, le réseau virtuel n’est pas infini. Ses ressources sont limitées. Les serveurs ne peuvent techniquement pas conserver les données de toutes les personnes défuntes. Celles qui ont payé cher leur ascension sont prioritaires. Les autres sont indésirables. On les supprime, donc, pour faire de la place.

— Et hier soir, vous avez trouvé un spam.

— Oui. »

Kelly se tourne face à l’équipe entière.

« Cette nuit, nous allons de nouveau dépasser les zones de quarantaine. Consultations et réapprovisionnements se feront sur le retour. Je classe notre intervention comme prioritaire. Nous retournons sous le quartier Bòdladig. »

L’annonce est soutenue par un vivat et des applaudissements. Man Pitak ne peut s’empêcher de sourire devant l’entrain de Kelly. Hari, l’homme qui la fixait un peu plus tôt, lui semble soudain empli d’une confiance bienveillante. Il ferme les yeux.

C’est au point le plus bas du quartier de Bòdladig, bien trop loin des réseaux hypervéloces et des clouds publics, au plus loin des livraisons alimentaires et des circuits d’eau potable, là où l’on ne s’aventure plus que pour se débarrasser d’une partie de sa vie, que la Clandestine retrouve le spam.

Le secteur se trouve à quarante mètres sous le niveau de la mer. L’air y est saturé d’une mauvaise bruine, chargée de toxines qui rouillent fer et os. Les ouvriers qui bossent dans la puanteur du salpêtre passent leur temps à reboucher les mêmes trous, à redresser les mêmes murs, à remplacer les mêmes canalisations. Et toujours pour le même salaire de misère. Pourtant, Lanvil pourrait s’écrouler si Bòdladig n’était pas recouvert de pansements de béton armé. Et Bòdladig pourrait être enseveli sous les eaux saumâtres si l’énorme digue qui encercle Lanvil ne la protégeait plus.

À la sortie du pod ambulancier, Man Pitak se secoue le corps. Son frisson est sinistre. Qui peut encore habiter ici ? Les délaissés, les mal-en-point ? Les sans-personne ou les désavouées ? Les croque-poussière, peut-être, les sans-plus-sous, les assoiffés aux gorges rêches… Des réfugiés ou des exilées, des femmes cherchant un asile, des hommes cherchant des souvenirs. Et combien d’enfants, parmi eux, oubliés des listes scolaires ?

La fraîcheur piquante de l’humidité la force à rassembler ses locks autour de son cou et à relever le col de son chandail en petite laine. 

Chacun des membres de la Clandestine enfile son casque ou ses lunettes à réalité augmentée. Ce qui reste d’un monde virtuel se superpose au réel, mais, si bas sous les niveaux habitables, il tremble, parcouru par les glitchs et les interférences d’une connexion hasardeuse. Kelly ouvre la marche sur l’asphalte délavé par des flaques éternelles. Les rues ne sont plus des rues, mais des ruelles, des ruisselles, des passages étroits qui tombent de souffrance en abandon. Ils empruntent un tunnel qui frôle le mur colossal de la digue pour se retrouver à l’embouchure d’une conduite sèche. L’espace serait assez grand pour contenir un petit appartement, mais il est en ruines.

Des morceaux de virtualités flottent à droite à gauche, sur un modeste périmètre. L’équipe dispose tout autour son matériel d’intervention : des nanosenseurs et un calculateur de latence, des équipements de stérilisation de bande passante et quelques garrots digitaux. De ces derniers, ils en ont déjà apposé la nuit précédente, aux deux entrées des ruelles qui mènent à l’aire d’opération.

Et puis, ils attaquent leur inspection. Ils reconnaissent d’abord des vêtements – là, bottes et chaussettes, ici, un manteau –, un skin de jeu vidéo, entier, mais éparpillé, qui aurait pu appartenir à n’importe qui. 

Man Pitak s’avance à son tour. Au centre de l’aire, elle identifie des membres, écartelés, et des parties de corps improbables, un œil, une oreille, un orteil. Elle en tremble. La plupart suintent un fluide de pixels qui s’étiole en bits numériques. Man Pitak se concentre. Elle a froid, mais elle écoute. Elle cherche une voix, mais du spam, elle ne perçoit qu’un brouhaha confus, trop ésotérique. Elle avance encore, devançant l’infirmière-cheffe. Kelly lui demande pourquoi elle ne porte pas de casque à réalité augmentée.

« Je n’en ai pas besoin. Je vois déjà bien quelles affaires s’agitent au-delà de notre réel. Le virtuel se trouve juste entre les deux. Votre spam est enchaîné, c’est pour ça qu’il n’a pas été supprimé entièrement. »

Kelly fait signe à deux de ses équipiers, Bala et Diego, qui s’activent à mettre en route le calculateur.

« Vous pensez pouvoir l’agréger ?

— C’est possible. Vous n’y êtes pas parvenus ?

— Si vous l’agrégez, nous pourrons l’opérer et tenter de restaurer sa vie. »

Mais pour le moment, Man Pitak ne fait rien. Elle observe longuement. Elle écoute un peu plus. Elle hume l’air, comme si une information pouvait s’y trouver. Comme si elle pouvait sentir quelque métadonnée délivrée par la virtualité pas tout à fait supprimée. Le mode opératoire de l’agrégèz déconcerte plus d’un membre de l’équipe d’infirmiers.

« Cette virtualité a été réduite à moins que son propre corps. Mais puisqu’elle était maillée au réseau numérique, sa suppression n’a pas pu s’effectuer totalement. Il en reste des bribes. » 

Derrière elle, Kader précise l’avancée du processus de sauvetage.

« Les garrots posés la nuit dernière ont bien tenu. Les données de notre individu ne s’écoulent plus hors de son aire de repos. Cependant, les datas sont bien trop lacunaires pour que nous puissions les recomposer. »

C’est là que Man Pitak rentre en jeu. Elle peut prélever et collecter les datas éparpillées, sauvegarder le moindre bit et l’agréger en un nouveau continuum : reconstituer l’histoire du défunt. Une fois son identité numérique acquise, ce sera au tour de l’équipe médicale de le prendre en charge. Elle s’assied au cœur de l’aire occupée par la virtualité. C’est là, après l’apparat et le corps, que l’esprit, ou la conscience, repose.

Man Pitak tire de sa besace trois bougies de cire ocre, une branche sèche de mancenillier qu’elle casse et dispose en croix, et un petit sac de terre, ou de sable, dont elle verse le contenu sur le bitume. Le sol humide avale le tas de matière organique, qui fond comme une rive dans la marée montante, et se répand en poudre colorée, tache d’huile sur un sol de ténèbres. Elle marmonne une prière chantée d’une voix qui vibre sur deux tonalités à la fois. Elle invoque le lwa des Kat kwazé. Elle entre en connexion.

« Le monde est fractal, psalmodie-t-elle. Le monde est fractal et la vie s’ensuit de même. La vie s’étend en nous comme au-delà de nous. Nous survivons à la vie et la vie nous survit. Et parfois, il ne reste, de nous, que des traces… biscornues ? »

Elle rit, puis semble s’étirer dans une danse à la fois lente et pesante. Elle roule son bassin à quelques centimètres du sol. Elle ancre ses pieds à plat dans les flaques. Elle tend ses doigts vers l’horizon, roule encore, puis cesse, soudain, sa gesticulation.

« J’ai un problème. »

Elle se relève, une main fermée sur ses lèvres, ignore Kelly qui s’approche, vient contrôler le moniteur sur un des nanosenseurs. Man Pitak frémit.

« Kader, combien d’entrées comptez-vous ?

— Que se passe-t-il ?

— Vous pouvez lancer un ping ? J’ai eu l’impression…

— Je peux lancer tout ce que vous voulez, madame.

— … d’avoir commis une erreur. »

L’infirmier pianote sur l’interface. Une ligne de code se déroule sous leurs yeux.

« Deux, affirme-t-il. J’ai relevé deux entrées sur le cloud.

— Je n’ai pas pu atteindre la virtualité, poursuit Man Pitak. J’ai été interrompue.

— Par qui ? demande Kelly.

— La seconde entrée appartient à un chasseur de primes. Ma tentative de connexion l’a alerté de ma position. »

Kelly ne pose pas plus de questions. La vie et le passé de Man Pitak ne la regardent pas – surtout si elle n’en parle qu’à demi-mot. Devant la légère angoisse de l’agrégèz, elle veut cependant être rassurée.

« Cela change-t-il quelque chose au plan ?

— Non. J’ai juste moins de temps pour transtocker la virtualité. »

Man Pitak revient auprès de ses bougies cérémonielles. Leur fumée volante charge l’endroit d’un subtil nuage odorant. Kelly se tient sur ses talons.

« Il n’était pas question de transtokaj. Nous devions l’opérer et la faire ascensionner. Pas de collecte.

— Ça ne marche pas comme ça. Contrôlez les accès des deux ruelles, s’il vous plaît. Si un véhicule ou un homme débarque, vous devrez m’interrompre pour que je puisse m’enfuir.

— Vous me devrez des explications.

— Oui. Plus tard. »

Man Pitak referme les yeux. Sa prière est silencieuse, à peine marmonnée. Elle se tient à genoux, cette fois, les mains dans sa robe, serrées contre son ventre. Elle se tord en avant.

À travers son casque à réalité augmentée, Kelly observe l’effet de la ferveur. Les éléments du corps de la virtualité se meuvent, ils s’attirent les uns les autres comme des aimants paresseux. Cela fonctionne, se dit-elle d’abord. Mais quelque chose cloche. Les membres ne s’accordent pas. Elle pose une main sur l’épaule de Man Pitak.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? »

L’agrégèz ouvre les yeux.

« C’est une virtualité incomplète. Ou plutôt, multiple : son identité n’est pas unique. »

Elle tend le bras en direction d’un des vêtements qui flotte dans sa réalité augmentée.

« Ceci est un pan de naatakavai, un morceau de jupe ayant appartenu à une Indienne. Là-bas, les bottes sont en cuir mexicain, ou alors elles proviennent de Suda. Ce bijou, que vous voyez là, est un bijou de femme, celui-ci, au contraire, appartenait à un homme. Si vous comptez le nombre d’oreilles, vous en trouverez trois. Des deux yeux, l’un est de couleur noire, l’autre vert. Le spam qui a été supprimé était constitué de plusieurs virtualités. Des virtualités de divers horizons géographiques, de plusieurs cultures, peut-être même de différentes temporalités… »

Kelly aide Man Pitak à se relever lorsqu’elle lui tend une main. L’agrégèz a le corps lourd. Elle peine à se tenir sur ses jambes. La séance d’agrégation semble l’avoir totalement épuisée.

« Comment peut-on la sauver, alors ?

— Les sauver ?

— Oui, les sauver.

— Il faudrait déjà que vous compreniez pourquoi ils et elles se sont retrouvées maillés à cette aire numérique, sous cette conduite d’égout, au fin fond de Bòdladig.

— Et vous le savez.

— Oui. Il arrive que les familles qui n’ont pas les moyens de faire ascensionner leurs morts fassent appel à des passeurs. Pour gagner du temps, ces charognards agrègent plusieurs virtualités en une, le réseau refuse de valider une IP unique et l’ascension échoue. Le passeur, payé depuis longtemps, disparaît. Les virtualités, déjà vulnérables, sont alors traquées par le système pour être supprimées. Vous tenez là votre spam.

— C’est pour cela qu’on n’arrivait à rien, hier. »

Man Pitak pousse Kelly afin qu’elle sorte du cercle occupé par les virtualités. Elle demande à chacun des membres de la Clandestine de déconnecter les nanosenseurs et leurs visions augmentées. Elle retourne alors auprès de ses objets rituels et frappe du pied, plusieurs fois, écrase le reste de terre qui n’avait pas encore fondu – ou était-ce de la cendre, personne n’aurait pu le dire.

Puis elle chavire dans sa danse et ses prières. Le corps fendu par la peine du travail, ou bien occupé par le sort et l’exigence de ses responsabilités. Man Pitak ondule.

Man Pitak navigue sur sa propre réalité, dans une sphère proche de la transe, par un regard connecté, un éveil 3.0 qui la relie non pas aux objets, mais aux vies numériques, et aux vies encore au-delà.

Man Pitak contourne les enclaves, s’immisce dans les pare-feu, déverrouille les chaînes de données. Plutôt que d’agréger toutes ces vies éparses en une seule, elle s’occupe de chacune, individuellement. Elle prend soin de nouer, tisser, modeler, conforter. Elle impulse, dérive, corrige et développe les essences numérisées.

Et pour chacune, boucle la boucle des lignes en système binaire, redonne un sens au fragment de vie, fait d’un presque rien un tout déjà bien suffisant. Puis transtocke chaque virtualité d’une frappe de la semelle, à plat au milieu de la ruelle, dans la fumée qui tournoie et le giclement des flaques : elle les intègre à la clé USB qu’elle garde, cachée, dans son bas de laine. Elle recueille chaque trace numérique de leurs identités.

Au dernier fragment de virtualité qu’elle transtocke, Kelly la tire à elle.

« Au bout de la rue, il est là… »

Les phares d’un véhicule éclairent l’étroit passage. Une silhouette émerge de la lumière et se dirige vers le groupe d’infirmiers. Kelly a déjà confié Man Pitak, affaiblie, à Hari. L’homme l’escorte dans des rues annexes. Il est jeune, il va vite. Il la tient par-dessus son épaule, une main agrippée à sa hanche. Il l’emmène sous de vieilles canalisations trouées, serpente en bordure des égouts, évite les endroits éclairés. Mais cette fois, Hari ne garde pas sa langue dans sa poche.

« Qu’est-ce qu’il vous veut, ce chasseur de primes ?

— Il veut mes données pour les lire et les revendre. Chaque mort que j’ai transtocké détient des métadonnées qui nourrissent les algorithmes du réseau. Cela fait dix mois que je n’ai rien livré à mon employeur. Mais il sait où et quand je me connecte. Il envoie ses sbires à ma recherche.

— Vous êtes aussi une clandestine, alors.

— La vie réelle n’a pas de prix. La vie numérique ne devrait pas non plus avoir de valeur marchande. »

Ils grimpent tous deux vers les rues plus élevées en empruntant des chemins de traverse encombrés de fagots de câbles. Ils croisent plusieurs entrées techniques, des arrière-salles, mais filent toujours plus haut. Man Pitak n’est toujours pas capable de marcher seule. Hari la stimule.

« Et que faites-vous des vies que vous transtockez ?

— Je me charge de leur ascension. Mais cela demande de l’énergie et beaucoup de temps. Il faut reconstituer leurs traces et les faire cheminer, sans perte, vers le réseau.

— Je vois. Je cherche l’accès aux tunnels du pod ambulancier, prévient Hari. Je sais à peu près où ils sont, mais va falloir escalader un peu. »

Il grimpe une échelle et, quand il se retourne pour aider Man Pitak à se hisser, il observe un temps d’arrêt, le regard triste.

« Je voulais vous dire un truc, à l’aller.

— Je vous écoute, Hari…

— Mon paternel est mort quand j’étais ado. Ma mère avait pas les thunes pour une ascension, alors elle a fait comme beaucoup font, pour donner une seconde vie à ceux qui partent trop tôt. Elle a payé un passeur… Et ce passeur, c’était vous. »

Man Pitak retient un petit rire.

« C’était moi ?

— Oui, je me souviens, j’ai été marqué par le vévé, sur votre menton. Et puis votre nom m’est revenu dans le pod. Man Pitak. C’est peu commun.

— Oui, c’était moi. Tous les passeurs ne sont pas véreux. Certains le font par éthique, motivés par des valeurs profondes de fraternité et de solidarité. Parce qu’ils en ont le pouvoir aussi. Le mien s’étend un peu plus loin, néanmoins. »

Hari se racle la gorge dans la pénombre du couloir. Seuls ses yeux brillent à la lueur du souvenir.

« Vous avez fait mon père ascensionner. Pour moi, petit, ça voulait dire que sa conscience voyageait encore, libre, sur le réseau. On savait qu’une part de lui était encore là, quoi.

— Des traces de son identité numérique, oui.

— Je l’ai revu, coupe-t-il. Au hasard, un jour, je jouais à un jeu débile, en virtuel, et j’ai croisé un skin qui portait son nom. Je l’ai reconnu tout de suite à sa manière de se tenir, à sa démarche, à sa moustache de tous les jours, la ride au milieu du front… Ses mains. Je l’ai abordé et il m’a dit de suite : “Salut fils ! Ça gagne ?” »

Hari se pince le nez. Des larmes lui montent aux yeux, même s’il tente de sourire.

« Il m’a aidé. Il m’a aidé à finir ma mini-quête, et puis j’avais fini le jeu. Je me suis déconnecté. Quand j’y suis retourné, une nouvelle fois, au même endroit, il était plus là. Il était parti encore ailleurs, je sais pas où… Venez. »

Hari fait quelques mètres dans l’étroit passage d’ordinaire réservé à la maintenance. Il dévisse un panneau qu’il fait glisser sur le côté, dans un courant d’air chaud. L’ouverture donne sur un rail à lévitation magnétique.

« Je m’étais jamais vraiment remis de sa mort. J’avais même oublié que j’étais en deuil, vous voyez ? Et le fait de le revoir – qu’il me dise “Salut fils !”, et puis que ce soit moi qui choisisse de terminer le jeu, de me déconnecter, finalement, ça revenait à accepter de le laisser partir – ça m’a fait un énorme bien. Et c’est grâce à vous, tout ça. Parce que vous lui avez sauvé la vie… »

Un léger sifflement persiste dans le silence que Hari et Man Pitak échangent. Quelques secondes plus tard, le pod de la Clandestine se fige devant l’ouverture. Kelly est là, toute fière derrière son casque, et elle tend sa main à Man Pitak.

« Montez ! On s’est débarrassés de votre gars. On rentre au centre, maintenant. Vous allez pouvoir dormir. »

1. Un lwa (se prononce comme le mot « loi ») est une divinité vaudou. Celui des Kat kwazé se nomme Papa Legba, il régit les carrefours et ceux qui les empruntent.