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Les petites (grandes) histoires de Mr Bong

En 1988, Jacques Sylvestre, écrivain et dramaturge martiniquais, écrit « HLM Blues », une pièce de théâtre sur le choc que représente l’arrivée de la société de consommation en Martinique dans les barres d’immeuble d’une cité HLM et le sentiment d’aliénation que peut causer la modernité dans une société fraîchement sortie de la ruralité. Mais tout cela n’est jamais raconté comme cela : il y a un fou (ou un visionnaire), une histoire d’amour, des gens qui chantent, des gamins qui courent inopinément entre les étages… La vie. Un peu absurde et répétitive. Et qui parfois s’enchante de petits riens qui la déforme ou l’amplifie.

En 2000, le réalisateur sud-coréen Bong Joon Ho sort son premier film,  플    Barking Dog Never Bites, “Chien qui aboie ne mord jamais” un film sur le choc que représente l’arrivée de la société de consommation en Corée du Sud dans une société pas vraiment sortie de sa tradition rurale tout cela dans les barres d’immeuble d’une cité de la classe moyenne coréenne. Mais tout cela n’est jamais vraiment dit comme ça : il y a un professeur sans emploi et sa femme enceinte, des chiens qui aboient trop forts, un SDF un peu fantomatique, et une jeune femme qui ne fait rien de sa vie sinon de rêver d’être un jour célèbre. La vie. Répétitive et absurde. Et qui s’enchante… ou prend un tour complètement bizarre. Les chiens du voisinage commencent à disparaître, et notre héroïne improvisée décide de mener l’enquête.

Barking dog never bites

Barking dog never bites est réalisé avec trois francs six sous. Et c’est déjà un bijou. Une satire sociale certes mais qui ne se laissent jamais aller (totalement) à la méchanceté. Il y a des trésors d’humanité insoupçonnés chez ces gens simples. Comme vous, comme nous. 

Les deux histoires sont différentes dans leurs détails, leurs lieux, leurs langues, leurs représentations mais elles parlent de la même chose. Elles essayent de raconter nos vies, non pas par la Grande Histoire, les Grands Hommes ou Femmes, les Grandes Batailles, mais par celui des gens normaux. Des gens bizarres. Un peu perdus. Des gens qui n’ont pas toujours toutes leurs têtes. 

Et ce point de vue est une constante chez Bong Joon Ho. On part du bas pour remonter vers le haut (Parasite). De l’arrière du train vers l’avant (Transperceneige) . De la campagne coréenne pour la grande ville occidentale (Okja). Du bord du fleuve au ventre de la bête (The Host !!!).

Mais ce n’est pas systématique ou binaire. Ceux du fond peuvent être des salauds, des tortionnaires, des meurtriers froids, des rouages de la machine. Bong parle des choses de ce monde, mais jamais dans un pseudo-réalisme larmoyant ou « dur ». Car même ceux qui vivent dans la merde, rient, pleurent, baisent, aiment, font des blagues, font des plans, glissent et tombent. 

Dans ses films, on a l’entrée, le menu, le dessert et la cerise sur le gâteau. On pleure, on rit, on est choqué. Parfois dans la même scène. Regardez ce plan séquence de Memories of Murder – probablement le meilleur thriller des trente dernières années avec 7even – le film le plus « parfait » formellement de Bong avant Parasite :

Memories of Murder

La scène commence avec un plan qu’on déjà vu mille fois, le détective un peu bourru macho qui arrive sur la scène du crime clope au bec. La scène horrible d’une jeune fille tuée, violée, torturée, ligotée. Sauf que tout part en sucette, le commissaire tombe en descendant la rigole et fait une petite roulade ridicule. Des enfants courent partout. Tout le petit village reculé où se déroule le film est au courant du meurtre et est déjà sur la scène du crime. Ce genre de choses n’est jamais arrivé avant : alors on vient voir, makréler, « Bon dieu c’est la fille de untel ! ». On est dans les 80’s de la Corée du Sud. Pas de FBI, pas de CSI. Toujours sous le joug d’une dictature militaire. Le tueur dans ce film n’est pas celui qu’on croit. 

Memories of Murder a changé mon esthétique. Il n’y avait plus aucun doute que je pourrais faire un soudard jurer en créole et que quelqu’un à l’autre bout de la planète comprenne exactement de qui je parle. Que cette « normalité » dans une marge du monde pourrait être comprise sans besoin de fards ou d’explications. Mais il est bien possible que Bong ait des super pouvoirs narratifs 

The Host, Transperceneige, Okja sont des allégories un peu plus évidentes. Mais elles sont pour moi des jeux de créativité de Bong. Une exploration des genres : horreur, anticipation, science fiction. Une exploration de thèmes : capitalisme, politique. Tout cela lui permet de jouer avec les sujets, les ambitions narratives, les budgets et les stars d’Hollywood. Il relie aussi les espaces, les hommes et les questions qui les traversent. 

Parasite est un retour à son pays, l’endroit d’où il parle, mais concentre tout ça dans une maestria incroyable. Il y a économie des lieux (petits espaces, deux lieux narratifs) et en même temps grande échelle. Il y a une histoire originale mais qui au fur et à mesure s’agrandit, non pas à coup de twist (« je suis ton père charo ! ), mais plutôt comme si elle se dépliait dans l’espace et dans le temps : l’ouverture d’univers parallèles qui sont traversés par l’histoire et les personnages que nous suivons.

Avec peut-être, une rupture dans ce dernier film. Il y avait souvent catharsis ou dépassement chez Bong. Par la reconnection avec la nature (Barking Dog). Par la vie qui continue son cours malgré l’échec (Memories of Murder). Par le geste héroïque de sauver quelqu’un de plus faible que soi (The Host). Par, hum, une danse disco collective causé par une hypnose (Mother). En mettant fin a l’humanité, ou presque (Transperceneige). Il n’y en a pas dans Parasite. 

Mais je vais m’arrêter là pour faire mes recommandations : il faut voir tous les films de Bong Joon Ho. Dans l’ordre ou dans le désordre. 182 fois. Tout comme moi. 

En 2010, j’avais écrit un scénario en partie inspiré de Sylvestre et de Bong Joon Ho qui parlait d’une petite histoire exceptionnelle de la Martinique. Je crois que je vais le retravailler.