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La Lune VIII

Ils ont voulu me museler, m’enchaîner, me ligaturer, me neutraliser. Depuis toujours, ils m’appellent sorcière, pythie, sibylle. Ils veulent commander les règles de ce qu’ils appellent l’impur. Je n’ai jamais su ce que signifie impur, jamais compris. Est-ce là la malédiction des corps ? La faute matricielle ? La chute de l’Éden ?

Je suis ici. Sans comprendre pourquoi, imbriquée dans cette case qu’ils appellent sexe, dans un statut qu’ils appellent femme, dans une enveloppe qu’ils appellent corps, obligée d’appartenir à leur monde fini et étriqué. Ils ne savent pas ce que je sais, ce que j’ai appris quand les puissances cosmiques se sont mêlées aux rythmes telluriques. Ils ne savent pas qui je suis quand la lune est pleine. Quand elle m’enfante. Quand, illuminée par le soleil elle devient aussi blanche que la nuit peut être noire. Je me croyais une enfant du soleil, je suis enfant de la nuit.

Je suis là. Mais mon mental divague dans un vide infini prédisposé aux rêves de révolte. Il n y a rien à craindre, la lumière de la Lune est aussi intense que celle du Soleil. L’invisible est lumineux, l’obscurité limpide. Je suis revenue chimère d’un voyage duquel j’ai dompté mon obscurité et senti celle des autres. C’est là que la lune m’a parlé ! Elle me savait puissante, connectée à la force nocturne. Elle m’a demandé d’embrasser mes révoltes et de me baigner dans ses rayons. Je l’ai écoutée et alors, le sens a inexorablement émergé, lune après lune, se fortifiant du pouvoir de ma sève. C’est pour cela que les fils d’Abraham ont corrompu le pouvoir et se sont appropriés le rite. Ils ont diabolisé mon sang au fur et à mesure qu’ils n’ont cessé de le faire couler.

C’est cela l’exil du paradis perdu dans lequel je dois errer. Ils m’ont poussé à ce voyage il y a déjà bien trop longtemps. J’étais sur l’autre rive, j’ai dû traverser, au delta de ma peine et des flots déchaînés. J’avais si peur de moi-même. De mon pouvoir. De mon sang qui s’écoule et de ma voix qui crie. De ma fureur et mes larmes qui coulent. Je devais être droite, poteau, piquet, pivot dans le mitan du chaos. Archétype en pensées, en fantasmes et en omissions d’une rationalité froide, laminaire, mécanique. Je devais ne jamais plus savoir qui je suis en réalité. Je les croyais lorsqu’ils m’appelaient, diable femelle, poison, profane ou sauvage. Leur modernité m’a arrachée à la matrice originelle, aux chants du vent, aux murmures du fromager, aux vrombissements de la Terre. Tout m’est alors apparu damné : ma satanée existence, ma race maudite, mon giron fécond. Le monde n’était plus un Tout, ils l’ont appelé Nouveau car plus rien n’était désormais à sa place.

Mais grâce à l’astre des déesses j’ai survécu. J’ai fait du tombeau du soleil mon sanctuaire. Ici, j’ai anéanti toutes mes croyances pour me délivrer encore et encore. C’est le pouvoir cataclysmique que m’a conféré la Lune, chaque mois faire vivre ou mourir. J’ai vomi leur dogme, j’y ai décolonisé jusqu’à mon âme. Bien sûr la mort rôdait, et sans Évangile il n’aurait rien dû rester de mon salut. Mais j’ai vu ce que la lumière doit aux ténèbres, ce que le jour doit à la nuit. Le trou béant qu’Il a creusé en moi a imposé un hiatus divin, un silence céleste.

Au loin j’ai entendu un battement, une pulsation, un sursaut. Puis deux… Puis trois…

Le tambour était battu, cogné, malmené par ceux qui n’avaient pas oublié. Je me suis approchée, je pouvais voir ces dizaines de mains s’abattre sur cette peau tendue, comme le tonnerre sur les ténèbres, comme un va-et-vient d’amour brutal. Je me suis approchée encore, chaque coup emballait la résurrection d’un cœur qui ne battait plus depuis déjà longtemps. Chaque vibration retentissait dans mon plexus comme une déflagration.

Elles se sont multipliées, intensifiées, sont montées de mes genoux qui se dérobaient à mon bas ventre qui s’embrasait, le long de ma colonne qui se cambrait, à mon cœur qui palpitait jusqu’à ce que mon corps cède et que mon esprit vagabonde entre les âmes et les Hommes.

J’ai dansé, protégée par l’astre de nuit, convulsé les danses affranchies des damnés de la Terre. Papa Hougan s’est approché, il m’a présenté Marassa, m’a confié à Damballah et prénommé Zuli. Il a incisé sur mon épaule deux V entrelacés, baigné mon corps dans les feuillages, appliqué le kaolin sur mon visage. Il m’a enseigné les règles d’équilibre du monde ici et au-delà. Je me suis épuisée de possessions en dépossessions de mes carcans de domination. Les non-corps se sont enchevêtrés à ma peau, à mes boucles de cheveux, ont exulté en pressant mes hanches.

Mon corps a dansé les danses d’esclaves jamais apprises.

Les loas ont parlé de ma voix des langages occultes, ri aux éclats de ces traits de nature humaine perfides et couards. Ils ont crié, tempêté contre la vie scélérate et la mort ascétique les privant des jouissances qu’ils refusaient d’abandonner. Ils ont guéri de mes mains, pleuré de mes yeux révulsés, inondé le sol de rhum à la mémoire des ancêtres avant d’enivrer ma chair. Ne m’ont chevauchés que ceux qui me hantaient. Ceux dont je rêvais, ceux que je pressentais. A travers le mythe, je jouais les drames intérieurs de chacune de mes incarnations. Mon visage si doux, fragile et protecteur en Dahomey devenait rageur, sanglant, et toujours cinglant en Nago Pétro. Mon corps n’a connu aucune abolition, mon esprit aucun repos.

Il a bouillonné la prière incandescente d’une transe où j’ai vu l’invisible. Oui j’ai vu les invisibles. J’ai tout vu, tout vécu. La douleur et la mort. L’énigme de l’arrivé.

J’ai lavé la souillure des injonctions, de la violence, des abus et des tabous.

J’ai vengé la faute, les viols de ceux qui ne savent que posséder.

Je me suis contorsionnée.

J’ai tourné et virevolté.

J’ai questionné l’être et le savoir.

J’ai purgé des siècles d’une colère noire. J’ai été disciple de Tituba, fils de Tsippora et fille d’Amandla.

J’ai mis au monde mon Tout, et fut la mère avortée d’une lignée brisée.

J’ai hélé. Mon nom de baptême, mon nom bossal, mon nom de savane.

J’ai sorti. L’enfoui et l’implicite.

Au plus noir de la nuit.

Ils veulent tous être le soleil. Tout le monde veut briller. Moi, j’ai choisi d’être la lune, pour éclairer les heures les plus sombres. J’ai choisi d’être ce continent Babel où nous parlons le même langage. Ils ont colonisé mon corps, peuplé mon cœur, créolisé mon âme. En moi vivent les marins, les putains, les rois, les apatrides, les déracinés, les exilés. Je suis le marqueur de toutes les humanités. Ils ne m’ont pas choisie par hasard. J’ai accumulé le savoir de toutes mes générations. Ce que je croyais ignorer m’a été révélé du chevauchement des ancêtres.

C’est dans mon sang que se dissimule l’Histoire, dans la mémoire de mes entrailles. Dans mon ventre se loge la puissance et l’origine du monde. Mon sang impur féconde la graine de l’Homme, la flore et la Terre, mes idées, mes chants, mes poèmes, ma substance, mon être. Qu’importe l’impur, je suis quintessentiellement cette femme psychotropique, femme rhizome, femme chamane.

J’ai été façonnée au rythme de la Lune, liée aux pulsations de cet amour renié qui projeté à l’infini me racontera tant qu’il y aura des bouches pour me conter, des oreilles pour écouter et des femmes pour saigner.