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FABRIQUE D’EXILS

            
Ile de sang de sargasses

île morsure de rémora

île arrière-rire des cétacés

île fin mot de bulle montée

île grand cœur déversé

haute la plus lointaine la mieux cachée

ivre lasse pêcheuse exténuée

ivre belle main oiselée

île maljointe île disjointe

toute île appelle

toute île est veuve


Aimé Césaire, “Dit D’errance” in Cadastre

*

Dans la poésie de Césaire, c’est de leur continent même que nos îles sont exilées, maljointes, disjointes, veuves. Mais historiquement, c’est aussi d’exils qu’elles se sont constituées.

De l’exil volontaire d’hommes européens en mal de conquêtes et de reconquêtes. De celui des Amérindiens de l’île contraints et forcés de s’exiler à la Dominique en 1660 pour assurer leur survie laissant derrière eux des traces, des pratiques, des noms. L’exil en masse et forcé des Noirs africains devenus esclaves au Nouveau Monde. L’exil des engagés du sous-continent Indien et de la Chine qui ne repartiront jamais. L’exil des Syro-Libanais, partageurs des soucis d’un Empire commun, dans une Amérique particulière. Tous ne se valent pas dans leur taille, leurs mouvements, leurs significations et héritages historiques mais ils sont tous matrices de nos sociétés.

Dans Point de départ, je mentionnais les différents exils, parfois intérieurs, auxquels s’étaient exposés les penseurs et écrivains antillais. Césaire dans sa Mairie, Glissant auprès du Rocher du Diamant, Monchoachi au sommet de la Montagne du Vauclin, Fanon et Naipaul partout ailleurs mais surtout pas aux Antilles. Exils façonnés par la confrontation de leur société, leurs engagements politiques, leurs colères, leurs amours, leurs rejets. Ils sont aussi tous fondateurs. De pensées, d’une littérature, de visions politiques qui ont animé leurs îles, leur région, le Monde.

On pourrait croire qu’il ne s’agit que de la folie de quelques forcenés, et que le peuple sage et terre-à-terre, vit sa vie sans faire attention à ces grands littérateurs et leur mal-être. Parfaitement heureux d’être Antillais et de vivre aux Antilles. Ce n’est pas le cas. Si l’envie me venait de résumer la vie des Antilles ces soixante dernières années, l’exil des gens simples en est tout aussi constitutif. Une étape obligée. Un phénomène qui s’intensifie. Aussi surprenant que cela puisse paraître au lecteurs extérieurs, il semble impossible aux Antillais de vivre aux Antilles. D’y grandir, de s’y réaliser.

*

 

Quand on parle de grandes migrations et des Antilles, le phénomène le plus marquant et le plus récent est celui organisé par le Bureau de Migrations des DOM (BUMIDOM). Créé en 1963 par le gouvernement français sous l’impulsion de Michel Debré, le BUMIDOM était une société d’État dont l’objectif était d’encadrer et d’organiser les migrations venues des DOM. Debré constatait l’exode rural en France, les besoins croissants d’une France en pleine croissance, et surtout voulait prévenir de nouveaux mouvements indépendantistes dans des vieilles colonies en crise économique et à la population jeune et politisée. On promet aux jeunes Antillais et Réunionnais emplois et formations ; ils vivront souvent emplois subalternes, discriminations, isolation et précarité. La migration d’État concerna officiellement 260 000 personnes entre sa création en 1963 et sa disparition en 1981.

Ce conflit entre promesses et réalités, entre envie de voir le monde et rupture d’avec son monde, est encapsulé et personnalisé par le morceau de Kassav, Ola ou yé. Emmené par une ligne de basse légendaire, Patrick Saint-Eloi déplore le départ subit et sans annonce de son amour, une certaine Eva, partie probablement pour un avenir meilleur en France. Il n’en doute pas. Il sait où elle est. Il ne peut rien y faire sinon récriminer, puis attendre. C’est comme si elle avait rencontré un autre homme. Comme un enlèvement.

Ce sentiment tragique ne sera quasiment jamais présenté à la psyché française. Et encore moins les crimes biens réels du BUMIDOM. Les seules descriptions seront notamment celles de Pascal Légitimus avec Les Inconnus.

Si dans ce sketch Bernard Campan peut indistinctement jouer le rôle d’une aide soignante et d’un médecin, il semblerait que Légitimus ne puisse jouer que l’aide-soignante antillaise. Pour pousser le réalisme jusqu’au bout, il s’aide dans son interprétation de prothèses mammaires et fessières, et s’arme d’un accent petit-nègre absolument impeccable.

Si par contre, le Légitimus ne saurait être médecin, le sketch culmine avec l’apparition de deux infirmières antillaises de plus, Marie-Thérèse et Marie-Denise, jouées par Campan et Bourdon. Avec bien sûr tout l’attirail nécessaire: le visage peint en noir, les prothèses, les accents et cette incroyable fainéantise. Quelle drôlerie !

Une tentative plus récente a été faite par Le Gang des Antillais de Jean Claude Barny. Sorte de blaxploitation à la gauloise, basé sur le livre de Loïc Léry, le film explore les aventures de Jimmy et sa bande de désoeuvrés du BUMIDOM.

S’il y a une volonté de réalisme, c’est de cinéma-mensonge qu’il s’agit. Sans vouloir émuler Sam Jackson, le casting principal comprend deux Antillais pour une fiction à propos d’Antillais de première génération en France hexagonale. Probablement, pour citer Légitimus, “parce qu’ils ne savent pas exprimer d’émotions”. En conséquence, les dialogues en créole sont réduits au strict minimum. Compréhensible au vu du cast. Illustratif, moche et kitsch, le film s’écarte de l’exploration des aspects historiques intéressants de la condition tragique de Jimmy pour un récit prévisible sur sa descente en enfer et sa rédemption.

Pire, il invente de toutes pièces une vision politique aux actions du Gang. Barny le dit lui-même : “ça fait partie du fantasme”. Car plutôt que d’éclairer le vide politique ou symbolique manifeste des Antillais (et par extension des Noirs) en France à cette époque ou de présenter les différentes stratégies opérées par ces migrants une fois sur place, il préfère créer des mythes factices. En cela il diffère même des influences qu’il revendique pour la fabrication de ce film. Il n’est pas venu à Scorsese ou Coppola d’inventer un fait politique autre qu’américain pour leurs affranchis. Ou de caster des Polonais pour jouer des Italiens.

La signification du destin du Gang des Antillais ce n’est pas tant la détermination de ce qu’est être Antillais en France (sur le sol hexagonal ou aux Antilles), ou encore de la question de l’indépendance aux Antilles, que d’être un des balbutiements de la constitution lente et douloureuse d’une identité Noire (ou minoritaire) française.

La violence dont font preuve les membres du Gang des Antillais vient de l’absence de structures qui comprendraient ou relaieraient les frustrations des nouveaux immigrés, de la distance entre le mythe de citoyens français tous égaux malgré les couleurs ou les origines et la réalité de discriminations structurelles. Loïc Léry, le membre du Gang auteur du livre qui a inspiré le film, dira : “J’ai braqué la France, j’ai baisé la France et elle m’a baisé en retour”. Qui ne voit pas le parallèle entre ces propos et les rimes de rappeurs actuels ?

L’exil du BUMIDOM est une extension du domaine de la lutte. Ce n’est pas pour rien que l’on parle d’une troisième île ou de la création d’un espace d’échanges transatlantique. C’est de l’antillanisation de la France qu’il s’agit. De l’implantation physique et symbolique de tous les problèmes sociaux et civiques des citoyens de couleur des anciennes colonies, ces autres citoyens dont les problématiques étaient gentiment mises sous le tapis du mythe républicain.

Celle d’une France, à son tour, Fabrique d’Exils.


*

Dans Ola ou yé, le personnage masculin entretient l’espoir de revoir son Eva, sûr qu’elle reviendra irrémédiablement. C’est le chant de pays qui s’entêtent à vivre malgré les départs.

Il s’écoute dans tous les sens. Ailleurs, il est la promesse d’un pays d’origine qui reste fort, qui attend, d’un lien qui ne sera jamais rompu malgré les océans. Ici, que malgré leurs départs, ceux qui sont ou ceux qui vont partir seront toujours des nôtres. Et que forts de cette promesse, il y aura toujours un pays vibrant vers lequel retourner.

Mais si ce n’était là aussi qu’une illusion ?

Cet essai a d’abord été publié en Juillet 2017. Il apparaît dans Zist 13.