fbpx
ABONNEZ-VOUS A 1 AN DE ZIST POUR 5 EUROS PAR MOIS

De l’opacité

“Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir.”

~ Frantz Fanon, Les Damnés de la Terre

C’est probablement l’une des phrases les plus belles de Fanon, voire de la littérature. Son ambivalence fait que l’on rate souvent aussi sa richesse et sa complexité. Elle est d’abord et avant tout comprise comme une injonction, aux individus comme aux générations de jouer leur rôle dans le destin collectif de sa nation. Ne pas la découvrir et l’accomplir, serait la trahir. Mais quelle mission ? Il faut la découvrir ! Et le coeur de cette injonction c’est sa “relative opacité”. C’est son ambiguïté voir son ambivalence.

Cette phrase commence le chapitre des Damnés de la Terre sur la Culture Nationale. Son tout premier sens, c’est que les jeunes générations ne doivent pas juger celles qui les ont précédées trop durement. Fanon de dire qu’il n’y a pas eu un seul peuple opprimé qui ne se soit pas rebellé, d’une manière ou d’une autre, et souvent de manières qui ne sont pas éclatantes : pas de grandes batailles, d’actes héroïques mémorables. C’est juste que leur rébellion n’a probablement pas été entendue. Et qu’il a probablement été fait en sorte que ces résistances ne soient pas entendues, comprises, transmises. Ou que leurs formes de résistance ne soient pas comprises comme telles. Dévaluées, méprisées, enterrées, elles deviennent opaques voire invisibles. On peine à les saisir, on ne peut les comprendre. La mission des générations nouvelles est alors d’en faire sens.

Par extension, et c’est un propos que l’on retrouve souvent chez Fanon, c’est qu’une culture politique se construit sur plusieurs générations, ce n’est jamais un seul homme ou une seule femme exceptionnels, ou une seule génération exceptionnelle qui est acteur du changement mais plusieurs qui apportent du changement de façon incrémentale, successive, en accumulation, jusqu’à ce que le mouvement de fond soit trop grand pour être ignoré.

Mais il n’est pas le seul. On découvre ainsi dans les nouveaux chapitres inédits de l’Autobiographie de Malcolm X, un Malcolm bien plus politique que révolutionnaire. Proposant notamment comme solution clé à l’oppression des Noirs aux Etats-Unis, de s’organiser et de voter. Un article de la Boston Review de rappeler que Malcolm X n’est pas né seul, génie politique en rupture de son peuple et de son lieu : que sa mère, Louise était journaliste au Negro World, le journal de l’Universal Negro Improvement Association (UNIA), l’association panafricaine de Marcus Garvey, et son père, un prêtre, certes, était un prêtre garveyite lui-même. Il devient alors assez évident que Malcolm n’est pas parti de zéro, que ses frasques de jeunesse sont davantage une parenthèse qu’une situation initiale. La vraie vie n’est pas un récit de film.

Il y a une deuxième chose dans ce propos, c’est de souligner toute la modestie nécessaire à l’action juste. Aux actions justes. L’obsession du leader exceptionnel (souvent un homme) chez certains activistes, du leader fort qui fera le peuple se soulever est une illusion. Celui-ci procède souvent du mouvement et pas l’inverse. C’est le cas de Rosa Parks et Martin Luther King. Rosa Parks n’a pas décidé seule de s’asseoir au fond du bus. C’est toute une stratégie de multiples organisations de masse, qui ont choisi ce bus là, dans cette ville-là, à ce moment là.

Angela Davis rappellait lors de sa conférence donnée en Martinique en Novembre 2019, que les grandes marches de Montgomery n’avaient pas été organisé et financé par des intellectuels, des étudiants ou des militants mais par toutes ces femmes servantes dans les maisons des Blancs.

Garcin Malsa, l’ancien maire de Sainte-Anne, le premier maire écologiste de France, rappelle souvent que sa conscience écologique n’est pas sorti toute cuite de sa tête de jeune biologiste. Mais de ses parents et grand-parents, des « anciens », souvent illétrés, qui lui ont expliqué le rôle des cours d’eau, des nappes phréatiques, de l’Étang de Salines dans l’écosystème martiniquais. Ils lui ont montré où, quoi, comment. Il en fera un mouvement politique pionnier et ce qui ressemble fortement au premiers tenants d’une philosophie de l’écologie décoloniale.

Cette personne exceptionnelle est donc souvent la manifestation d’une intelligence politique collective, de stratégies affûtées de transformation du collectif, de savoirs ancestraux qui non seulement permettent de survivre mais changent les rapport de l’homme avec la Nature. L’homme vertical seul, tout seul, est un mensonge, une auto-prestigiditation, ou le fruit de flagorneries criminelles. Le prophète de la race, le géant unique, l’Atlas sur les épaules de qui toute notre pensée procéderait, un mythe randien un peu embarrassant pour ceux qui se réclameraient progressistes, révolutionnaires, anti-colonialistes.

Ce que dit Fanon, c’est que tout cela ne se décrète pas.

Ce que dit Fanon c’est de ne pas oublier les petites mains. Ceux qui ont fait un geste puis sont retournés à leur quotidien discrètement. Sans quémander la gloire ou la lumière. Que la mission permet de se retirer sans que l’on soit jugé. Que l’acte de de résistance peut-être anodin, non-violent, artistique. Il peut-être fugace, apparaître puis disparaître. Il n’est pas obsédé par la reconnaissance personnelle. Par la validation sociale.

Le problème de cette phrase, souvent sortie de son contexte, et de la logique fanonienne toute entière, c’est qu’elle a souvent servi de parade à des artistes en enfumage, à ceux qui veulent se donner une patine révolutionnaire mais discrète. Ou à ceux qui veulent toute la lumière sur des actions opaques. La relative opacité devient alors un sous-entendu à peine voilé d’accomplissements souvent enjolivés, voire totalement inventés.

Ainsi, lors de la sortie du Gang des Antillais en 2016, le lien fait dans le film avec les mouvements indépendantistes est complètement fictif et fictionnel. Et cela selon Loic Léry, l’auteur du livre sur lequel est basé le film et membre du gang lui-même !. Pourtant, on a pu entendre, ici ou là, des gens inventer des actes illégaux en lien avec le Gang (faux) pour financer des activités militantes armées aux Antilles (faux) dans une sorte de parodie antillaise du lien entre les gangs irlandais aux Etats-Unis et l’IRA.

Et c’est peut-être ça le problème de la “relative opacité” dans le contexte antillais des années 2000. Dans le contexte post colonial des années 2000. Il est totalement possible d’hériter des générations précédentes. Le savoir a été et est en train de se constituer. En un sens, nous ne sommes plus à la même échelle d’oppression qu’avant. Elle est peut-être plus fine, plus douce, mais clairement pas équivalente en ce qui concerne la production et la diffusion des savoirs. Pourtant, les caricatures se multiplient dans certains contextes. Et, alors que nous héritons de traditions dont le seul objectif était de nous mettre en action, en responsabilité, en clarté avec nous-mêmes, jamais ces héritages n’ont été autant … désavoués en fait. Le message essentiel de cette institution de savoir, étant que, nous avons été acteurs de notre histoire, semble complètement lâchés par un discours de plus en plus fort selon lequel nous sommes complètement absent de notre présent.

Au point de s’investir davantage dans des fictions historiques soient-elles doudouistes, soient-elles créolistes, soient-elles afro-centristes, que dans notre présent, dans notre faire, dans notre réalité. Est-ce parce qu’il n’est pas possible de rendre le présent univoque ? Que les mêmes discours ne collent plus à la réalité ?

Le problème de l’opacité des colonisés, qui est un principe de solidarité, de protection, mais qui est aussi un peu un principe de brouillard de guerre afin de protéger le mouvement des troupes, c’est quand il se déroule dans une société comme la Martinique où les opprimés sont majoritaires. Où les mouvements qui se voulaient émancipateurs ont conquis le pouvoir, et, avec des sac et des ressac, imposé leurs idées. Sans pour autant achever l’émancipation. Alors on ne sait plus qui fait quoi, qui a fait quoi, qui s’est servi, qui a trahi… Il permet aussi à de nouvelles générations peut-être plus opportunistes et avides de lumière de dire que c’est elles qui ont tout inventé, tout fait en premier. L’opacité devient alors une rupture. Un espace sombre où pullule le mensonge. L’outil d’une forme de régression.

Bien évidemment certains me répondront que la totale transparence c’est la promesse de la dictature. Mais je ne parle pas de ça. Je parle d’exposition, je parle de désinfection, je parle d’un discours de la responsabilité et de mise en responsabilité. On ne peut plus parler de nous-mêmes comme si nous étions hors-lieu, hors-îles, hors de nos corps, hors de nous-mêmes. On ne peut plus se reposer sur l’antienne de l’aliénation de l’Antillais, du sujet néocolonial, ça a été fait et refait. Fanon date de 50 ans et aussi pertinent fût-il, ou est-il toujours, son discours est celui d’un moment, pas une vérité éternelle. L’injonction est avant tout celle du renouvellement. Sans trahir ce qui a été fait. Alors,

FUCK L’OPACITÉ. ILLUMINONS.