fbpx
ABONNEZ-VOUS A 1 AN DE ZIST POUR 5 EUROS PAR MOIS

L’au revoir. 

D’une morsure, elle trancha le baiser. Elle avait imprimé son haleine chargée d’alcool sur ma langue. J’humais le parfum de sa sueur, de nos fluides entrelacés une dernière fois. Je gardai en bouche un léger goût métallique. Puis, ses bras lâchèrent la vitre du taxi-brousse comme on se jetterait dans le vide. Ses sandales, au contact du sol, soulevèrent un léger nuage de latérite. Dans un sourire, elle fomentait le sarcasme à venir :

— Adieu, bel étranger !

Sa façon cérémoniale de se payer ma tête me faisait grave craquer. Le chauffeur enclencha la vitesse. Avant qu’il ne démarre, Njiva agrippa le cadre de la vitre. Je sursautai. Gueule de bois aidant, je me crus l’espace d’un instant dans un mauvais slasher. Mes yeux se posèrent sur ses doigts blanchis aux jointures. Ils semblaient contenir toutes les vibrations du véhicule. Elle posa, taquine, sa main libre sur son ventre et susurra : 

— Je le garde !

Un clin d’œil et son rire déglingué fusa en trilles folles dans les monts rocheux. Avant que son écho ne fane, elle frappa la portière. Alors le véhicule accéléra dans une brume vermeil. J’avais dessoûlé d’un coup. La cacophonie hilare de mes potes saturant l’habitacle ne m’atteignait plus. Mon cerveau s’était fait la malle. Je priais pour la blague tordue. Je me sentais aussi paumé qu’une chaussette orpheline. 

La mascotte du village.

On avait pourtant tracé de la capitale pour éviter de faire de la merde. Nos stages terminés, on écumait les bouges fiévreux de la ville pour s’ambiancer un peu. On n’avait pas les thunes pour se payer les consos des rades branchés. Puis, se farcir ces tocards d’expats et la bourgeoisie locale : non merci. Où qu’on aille, notre présence faisait chuter de vingt piges la moyenne d’âge de la population masculine occidentale. Notre jeunesse faisait de nous des pièces de choix pour les belles de nuit. D’autant plus que niveau éthique, la question du sexe tarifé ne se posait même pas. 

— Vous c’est gratuit, vous avez la carte 12-25 !

Dixit Joséphine, la daronne des maquerelles de la Palmeraie. La Palmeraie était un bar dancing parfois surnommé « la chaudière » par ses habitués, des épaves franchouillardes du troisième âge qui s’étaient échouées depuis trop longtemps sur la Grande Île. En bonne commerciale, elle prospectait sur le long terme. Aussi, elle nous avait rencardé sur la grille tarifaire officieuse avec son bagout légendaire. Je ne rechignais pas à creuser plus loin les rencontres interculturelles, mais je culpabilisais quelque peu. Non par peur de me lancer dans un nouveau cycle de mauvaises habitudes, mais plutôt parce que ma copine de l’époque rédigeait une thèse sur la prédation sexuelle en situation coloniale. J’étais en mesure de lui fournir de précieuses données de terrain. 

Donc, pour éviter de transformer nos vacances en trip porno tropical, on avait décidé de se barrer loin. Loin des discothèques. Loin du rhum. Loin de toutes ces interminables guibolles. De l’air frais. De la rando. Voilà ce qu’il nous fallait. 

Les quinze heures de taxi-brousse pour arriver à destination ponctuées de leur série de pannes nous avaient bien recollé les pieds sur terre. Le dégradé des couleurs avait changé le vert des hauts-plateaux aux tons pourpres des portes du sud. J’avalais le paysage de mes yeux. C’était aussi un moyen d’oublier ma peur de la route. Les accidents routiers sont la cause principale de mortalité des français à l’étranger. Et la conduite des locaux n’était pas de nature à me rassurer. 

Puis soulagement : enfin à destination. Ranohira. À voir les cahutes en bois et les buissons balayés par le vent, on se serait vraiment cru dans un western. 

Un étrange comité d’accueil nous attendait à l’entrée de la ville. Alors que notre taxi brousse s’approchait de la gare, une silhouette démantibulée imprégnait le décor de grands gestes imprécis. Mon expérience saisonnière de barman m’avait permis de me confronter à la crème de la crème des mecs bourrés. Mais celui-ci les défonçait tous. Ses chants rauques vampirisaient l’espace, les habitations tanguaient au rythme de ses pas. Le champ de force de sa cuite infusait  tout le paysage. 

— Il est dans cet état depuis la fête nationale. Il n’a bu que du toaka gasy depuis ce jour.

Cette info nous laissa pantois. Et presque admiratifs. Il se nourrissait exclusivement de rhum artisanal depuis une quinzaine de jours. Un surhomme. 

L’apparition d’un papillon noir coupa court à mon emballement. Son plan de vol hasardeux ciselait l’azur profond. Lui et l’ivrogne s’embarquèrent alors dans un ballet décadent. Le papillon se posa enfin sur le front du soiffard qui cessa dès lors de gesticuler. Enfin, il reprit son envol. Nos sacs déchargés, nous nous apprêtions à filer vers l’auberge. Je sentis tout le poids de son regard sur mon dos. 

— Toi là, vazaha !

Cela m’était clairement adressé. Je me retournai.

— Toi aussi tu l’as vu hein ? Il reviendra bientôt pour toi !

Et il partit dans un grand rire.

Le fady. 

C’était notre deuxième jour de trek. J’avais un coup de mou. Je subissais le contrecoup de notre soirée d’arrivée. Njiva, la proprio de l’auberge nous avait proposé de boire l’apéro dans son appart. Elle avait débarqué avec des copines et des bocaux de rhum arrangé. Je m’en étais sorti avec une grosse cuite, mais j’avais conservé mon calebar, ainsi qu’une certaine idée de la dignité. Le sexe en groupe, c’était pas trop mon truc.  

Du coup je piquais un peu du nez devant les tombeaux naturels du peuple Bara. De grandes cavités creusaient les parois rocheuses dressées devant nous au milieu de l’immensité minérale. Célestin, notre guide, nous avait expliqué les coutumes locales concernant l’exhumation des défunts et la fête précédant leur mise en sépulture définitive – cette dernière impliquant une consommation d’alcool effarante, ainsi que tout un ensemble de règles et d’interdits régissant le village. Je trouvais cela assez dingue de découvrir un peuple gouverné par ses morts. En fait non, pas tant que ça. Une partie de ma famille me raillait pour mon incapacité à conceptualiser le monde non-visible au quotidien. 

Je voulais m’enquérir auprès de lui d’une éventuelle légende ou tradition concernant le papillon noir. Célestin blêmit.

— On ne parle pas de ça ici. C’est fady.

Tabou. Il écourta notre rando devant nos faciès effarés et nous ramena à l’auberge. Il devait sacrifier un zébu, nous indiqua-t-il, histoire de conjurer le mauvais œil. Et il nous conseillait vivement de mettre la main à la poche. 

Évidemment qu’on a radiné. Comme si on y croyait à ces conneries. Il existait des fady pour à peu près tout et n’importe quoi. Notamment pour soutirer des thunes aux vazaha. Il allait pas nous la faire. 

Une fois à l’auberge, un gamin courut nous porter un message. 

— Venez, les vazaha ! Il y a la fête !

Nous eûmes à peine le temps de nous concerter que le jeune Hermès déguenillé avait disparu. Le temps d’une douche et nous voilà rendus aux festivités. 

La méga teuf.

Tu parles d’une teuf ! Moi qui m’attendais à un bon bal poussière des familles. Nous étions massés à l’intérieur d’une demeure assez grande pour appartenir à un dignitaire local. Dommage. J’aurais bien aimé danser. Une autre fois peut-être. Tout le village s’était rencardé dans le séjour. Ambiance solennelle de mise. Et pour cause : le vénérable ivrogne croisé à notre arrivé avait cané. C’est idiot, je sais, mais je lui en aurais sincèrement voulu s’il avait claqué deux jours plus tard : le 14 juillet. Au moins ça qu’ils n’auront pas ces français ! Oui, j’en conviens : mon engagement pour le panafricanisme regorge de contradictions.  

Les kabary, de longs monologues poétiques, résonnèrent dans la pièce pour célébrer la mémoire du défunt. Les mpikabary poursuivirent leur joute oratoire et arrachèrent des rires à l’assemblée. Fallait croire que la vie du héros du soir n’avait pas manqué de piment. La présence de plusieurs femmes ainsi que d’une bonne quinzaine d’enfants à ses côtés confirma mon intuition. Je me situais à toucher du corps. Cela me faisait bizarre de me trouver aussi près d’un mort. Qui plus est, ici, étant un total étranger. On n’a vraiment pas l’habitude de côtoyer les macchabés. Je songeai à sa manière de m’interpeller. Ça me trottait en tête. Je le fixais, roide et blême, emballé dans un linceul blanc. Son visage apaisé, une certaine noblesse dans ses traits. Le papillon noir apparaissait par intermittence sur son front comme une putain de persistance rétinienne. 

L’homme qui avait pris la parole en introduction de la cérémonie interrompit ma rêverie. Il ouvrit une bouteille de toaka gasy et en versa un peu sur le sol de la demeure pour honorer les morts avant de s’en servir une grande rasade dans une tasse ébréchée. Plusieurs bidons du même breuvage apparurent comme par enchantement dans la pièce. Quelle meilleure façon de rendre hommage au défunt qu’une bonne biture ? Ce ne fut pas tant le soudain changement d’ambiance qui me frappa que la vitesse de bascule des villageois. La veillée se transforma en véritable beuverie. Une tension naissante menaçait d’électriser l’atmosphère. Ça sentait la débandade façon Grande Bouffe remixée par Dostoïevski. Des gamines du village, trop jeunes même pour Matzneff, commençaient à me faire du gringue avec leurs sourires décalcifiés. Je décidai de me barrer quand deux gars échangèrent les premiers pains dans la gueule de la soirée. Mes potes étaient trop bourrés pour compter sur un semblant de lucidité. L’auberge, vite ! 

J’approchais de la terrasse quand j’aperçus une lueur orange au milieu du champ d’étoiles. Un long panache de fumée m’accueillit. Njiva nous servit deux verres et me tendit sa clope. Je m’assis en face d’elle et basculai. 

— Alors, c’était comment les funérailles de mon oncle ?

Franchement ? Pas pire. 

Njiva. 

— Et merde !!!! MEEERRRRDE !!!! MERRRRRRDE !!!!

Je contemplais la capote en lambeaux sur ma bite flasque. 

— C’est bon, ne t’inquiète pas. Je ferai ce qu’il faut.

Elle baisa mon torse, comme pour m’apaiser.

— Comment ça se fait que tu étais absente à la veillée ?

— Je n’aurais pas été la bienvenue. Tu sais… Une femme économiquement indépendante, et célibataire à mon âge… sans enfant qui plus est… ça fait jaser dans ce village…  Ça ne veut pas dire que je n’aimais pas mon oncle.

— Et vous vous déchirez toujours autant la gueule lors des veillées ?

Elle partit dans un grand rire. Quand elle sécha ses larmes, elle poursuivit :

— C’est vous les Blancs…

— Je ne suis pas Blanc.

— Bon, vous, les Occidentaux. Vous cachez la mort. Vous avez honte d’elle. Votre niveau de vie est tellement, tellement élevé par rapport au nôtre que vous croyez lui échapper. Vous n’osez pas la regarder en face. Ici, la mort, c’est le quotidien. On meurt de tout et de n’importe quoi. Des morts stupides. Des morts tragiques. Des morts évitables. Des morts banales. Des morts joyeuses. Nous vivons avec elle. C’est pour nous une manière de célébrer ceux qu’on aime, de chanter notre amour de la vie. Ces moments qui ne doivent leur beauté qu’à leur fragilité. Et l’imminence de la mort.

Elle ponctua son explication d’un baiser. Elle s’accroupit sur mes jambes. Un rayon de lune traversa la chambre et illumina sa silhouette spectrale. Elle s’érigea sur moi comme une déité d’outre-tombe. Je rebandais cash. Enfin elle me tourna le dos et m’absorba. J’aperçus alors sur ses hanches son tatouage. Un motif qui me frappa.

— Attends… c’est quoi ce papill…

La turbulence de son cul sur moi plongea mon âme dans les béances de l’oubli.  

La route. 

Repenser à cette nuit me permettait de lutter contre ma nausée. Enfin… presque. Entre les remugles d’alcool et les cratères de la chaussée, je tapissais la carrosserie de mes vomissures. La route retrouva enfin un aspect convenable. Le chauffeur accéléra. Je respirai. Un coup d’eau. Ça allait mieux.  Je focalisais mon attention sur le paysage qui avait délaissé les tons rouge pour se parer d’ocre. Et souriais béatement. Je regardais mes potes qui ronquaient derrière moi. Les vacances commençaient fort !

Une vibration traversa ma cuisse. J’extrais mon Nokia de la poche de mon pantalon. SMS de Njiva :

8>Ï<8    indro ho anao ny oroka ny lolo mainty

Je montrai le message au chauffeur dont le visage se décomposa.

— Ça veut dire quoi ?

— Voi…Voici p…p…pour t…toi le b…bai…baiser du…

Il renonça à achever sa phrase. Il resta à me contempler, vaincu, le regard perdu au lieu de fixer la route. Il n’entendit pas les hurlements. Ni même ne vit le sigle du semi-remorque qui emplit le parebrise avant de nous inviter dans une danse macabre de verre, de chair et de métal.