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Chronique d’Ici s’achève le monde connu, dir. Anne-Sophie Nanki

Un titre qui claque comme un banc-titre godardien, lettres noires sur fond rouge, sinistre et paradoxal : la fin du monde connu est une expression qu’on tend à lier au nombrilisme européenne. Une ligne de démarcation qu’on trouvait jadis, dit-on, gravée à la base des mythiques colonnes d’Hercule surmontant le détroit de Gibraltar : non plus ultra ; plus loin, le néant ; ici s’achève le monde connu. Un avertissement plus qu’une affirmation, changé à jamais par l’incursion aux Antilles de Christophe Colomb, navigateur aux ordres de Ferdinand et Isabelle, monarques espagnols. L’avertissement est retourné en déclaration d’orgueil, devenant en 1516 la devise du prince Charles de Bourgogne—bientôt Charles Quint, maître d’un empire transatlantique où le soleil ne se couche jamais—Plus Outre. Un siècle et demi plus tard, 1645, le « monde connu » des Européens s’étire bien plus loin que « l’île de Kaloukaera, Antilles » cadre annoncé du court-métrage d’Anne-Sophie Nanki. Ces mots-là sont déjà un indice: malgré les apparences, ce n’est pas un nouveau monde géographique qu’on découvrira à l’orée de ce film. 

On rencontre tout d’abord Ibátali, jeune Ka’lina avançant seule et avec difficulté à travers la forêt tropicale ; vendue en mariage à Pierre Duchemin, un colon français, Ibátali s’est apparemment enfuie. Elle est en fin de grossesse, plus chargée de douleur et d’effroi à chaque pas. « Pas maintenant » dit-elle à son futur enfant entre deux gémissements, affalée contre les rochers dans un ruisseau ; « on doit rentrer à la maison ». Mais le bébé n’attendra pas : c’est le moment qu’Olaudah—un Africain esclavisé lui aussi en fuite, dont le nom et l’histoire ne sont pas sans évoquer son plus célèbre homonyme, l’abolitionniste Olaudah Equiano—pour se montrer, à la terreur initiale d’Ibátali qui voit en lui un démon. Et pourtant : Olaudah l’aide à accoucher, et les deux forment une alliance sous le sceau de la prudence et du soupçon. Ils n’ont pas vraiment le choix.

Si Olaudah rêve de rentrer en Afrique, ce qu’entend Ibátali par maison est pour le moins confus : elle parle de Waïtikubuli, une île que les blancs ne connaissent pas, et vers où ses compatriotes Kalinago s’enfuient dans leurs pirogues. Mais Ibátali doute ; son enfant, blanc comme un français, n’y sera pas bien reçu. Elle espère pouvoir retourner à la plantation Duchemin, son fils comme drapeau blanc, et Olaudah de lui rappeler que les promesses françaises sont autant de mensonges : « Quoi que tu fasses, ils ne te regarderont jamais comme leur semblable ». En témoignent les trois têtes de Kalinagos que notre duo découvre au hasard du chemin, plantées sur des piques comme un rappel de la férocité blanche. Que faire ? Déjà au loin résonnent les cris des colons et les aboiements de leurs chiens ; à l’horizon immaculé se profilent des décisions effroyables.

Ici s’achève le monde connu

EN UNE PHRASE

Les débuts de la colonisation du point de vue des colonisés

Vu à : CinéMartinique Festival
Auteure réalisatrice : Anne-Sophie Nanki
Avec : Loriane Alamijawari, Christian Tafanier
Durée : 25 minutes

Ici s’achève le monde connu est un beau film qui fait justice à son sujet, par l’image et par le son ; l’affiche du film, un petit chef d’œuvre tiré de la conclusion époustouflante, donne une bonne idée des autres trésors offerts par la photographie de Jo Jo Lam. Les choix linguistiques et sonores de Nanki (Arnaud Lavaleix au son) donnent à son film une dimension métatextuelle inattendue. Le monde connu, c’est bien celui des Européens ; celui où ils n’entrent pas, ce n’est ni la forêt, ni même Waïtikubuli, cette destination peut-être fabulée: c’est l’intériorité et l’humanité des Autres, cet ultime au-delà autour duquel ils tournent, leurs voix claquant à sa périphérie entre deux coups de feu, sans jamais pouvoir y avoir accès.

Ici s’achève le monde connu n’évoque pas tant l’Histoire méconnue des premiers temps de la colonisation française aux Antilles que les histoires bâillonnées de ses victimes. Le film vient aussi nous rappeler les terribles silences que nos ancêtres ont dû s’imposer pour qu’un jour leurs descendants puissent parler. C’est un début magistral qui promet de beaux rivages. Gardez l’œil à l’horizon : vous reverrez Anne-Sophie Nanki.