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La militante afroféministe et essayiste Fania Noël publie Et maintenant le pouvoir, un horizon politique afroféministe, bilan d’étapes et boîte à outils idéologique.

C’est la soupe joumou qui a semé la graine du féminisme chez la militante et essayiste Fania Noël. Et maintenant le pouvoir (éditions Cambourakis, *excellente* collection Sorcières, mars 2022) s’ouvre dans une cuisine où neuf femmes s’affairent pour préparer la traditionnelle soupe au giraumon, symbole de l’indépendance haïtienne. L’autrice, à quinze ans, découvre que « découper, éplucher, battre, remuer, mixer et hacher » pendant que les hommes emplissent le salon de discussions à haute voix peut être autre chose qu’un « purgatoire pour adolescentes ». C’est dans cette cuisine devenue société secrète, faite de milans, de rires et d’intimité collective, que la cofondatrice du mouvement afroféministe Mwasi expérimente pour la première fois la sororité. Des années plus tard, elle se souvient de ce moment comme la naissance d’un « embryon de pensée afroféministe ».

Proposition radicale

Désormais installée à New-York, où elle poursuit son travail de recherche avec une thèse sur les espaces politiques des organisations noires en France, Fania Noël est une des pionnières de l’afroféminisme français, dont elle analyse dans ce texte dense mais limpide l’évolution et l’autonomisation. « Cet essai est une proposition afroféministe radicale pour toutes les conditions subalternes, une déclaration qui vient signifier au plus grand nombre l’intention révolutionnaire que porte l’afroféminisme. Cette déclaration ne vient ni demander, ni réclamer ; elle vient notifier un projet qui vise à faire advenir un monde nouveau » présente-t-elle dès l’introduction.

Prises en étau entre « l’hétérosexisme des organisations Noires autant [que] la négrophobie des mouvements féministes majoritaires ou antiracistes », les afroféministes françaises ont fait l’objet de campagnes de dénigrement médiatiques et politiques intenses, comme en 2017, lorsque l’organisation du festival Nyansapo avec des ateliers en non-mixité déchaîne les critiques venues de la gauche, des mouvements antiracistes et des mouvements féministes. « Maintenant, le rapport de force a changé car ces positions, ces antagonismes, leur coût politique et polémique de taper sur les méchantes afrofems qui importent des concepts des Etats-Unis ne vaut plus la peine » explique Fania Noël à Zist. 

Cet essai est une proposition afroféministe radicale pour toutes les conditions subalternes, une déclaration qui vient signifier au plus grand nombre l’intention révolutionnaire que porte l’afroféminisme. Cette déclaration ne vient ni demander, ni réclamer ; elle vient notifier un projet qui vise à faire advenir un monde nouveau

For us, by us

En revenant sur une tribune publiée par Libération à l’occasion du festival Nyansapo dans laquelle son autrice opposait la participation des féministes blanches à la Coordination des femmes noires emmenée par Awa Thiam dans les années 70 aux ateliers en non-mixité proposés notamment par Mwasi, Noël précise un point majeur : l’afroféminisme, outil politique pensé par et pour des femmes Noires et afrodescendantes, « n’a pas besoin d’être intégré dans les vagues de féminisme français car sa généalogie est inscrit dans les féminismes noirs et la circulation des idées au sein des féminismes noirs ». Ces mouvements et leur action s’inscrivent, affirme Fania Noël, « dans un projet de libération Noire », au sein d’« un espace à la fois révolutionnaire et utopique, formant la plus grande diaspora au monde, et que Gilroy a désigné comme l’Atlantique noir. »

Une adresse actée dès l’introduction de son livre, et cette citation de Toni Morrison : « Je ne veux pas parler sur les Noir·e·s, je veux être en conversation. Être une voix particulière et singulière parmi eux et pouvoir dire “nous” ». Et maintenant le pouvoir s’adresse donc en premier lieu aux femmes noires en lutte contre la misogynoire, le sexisme et le racisme : « s’il est vrai que l’afroféminisme (du moins sa branche radicale et révolutionnaire) a toujours été très clair sur le racisme et le néocolonialisme du mouvement féministe, il ne cherche nullement à le mettre en procès pour obtenir une compensation et une place, n’ayant par ailleurs aucun intérêt à mettre les accusées au centre de l’attention », écrit Fania Noël.

Hormis son introduction dans laquelle l’autrice relate le déclic qui l’a rendue féministe – la fameuse soupe joumou, cet essai n’est pas un témoignage. « Certains récits personnels sont des œuvres politiques extrêmement importantes, je pense à la biographie d’Assata Shakur par exemple », détaille Fania Noël. Mais le rôle de témoin ne permet pas nécessairement de porter une parole collective, estime-t-elle. En complément des nécessaires mais parfois redondants récits de soi, la chercheuse propose donc d’« expliquer ce que sont une organisation et une idéologie politique afroféministe ». En partant des luttes et des personnes qui les animent, précise-t-elle, dénonçant au passage ce qu’elle décrit comme un processus d’extraction des savoirs mené par le milieu universitaire à l’encontre des cercles militants. 

Combat révolutionnaire

C’est depuis la cuisine, « depuis les marges où nous sommes poussées », que Fania Noël a compris « que la société nous amène à déprécier tout ce qui se rapporte aux femmes et [à leur] travail (non rémunéré), et que le rôle des féminismes noirs est d’appréhender la complexité de la condition des femmes noires sous le patriarcat ». D’où la construction d’outils théoriques spécifiques, « l’‘intersectionnalité’ conceptualisée par Kimberlé Crenshaw, ‘woke’ utilisé par les mouvements Noirs, ‘selfcare’ popularisé dans le sens politique par Audre Lorde ». Désormais utilisé à la fois par les réactionnaires et la gauche dite radicale pour discréditer politiquement et intellectuellement des adversaires, constate Noël, ces concepts permettent d’envisager concrètement « le combat féministe révolutionnaire pour la paix et le bonheur ».

Plutôt que la déconstruction des normes sociales, la construction d’un futur désirable peut s’appuyer sur des pratiques existantes. « Les féminismes Noirs disposent d’un avantage non négligeable pour penser la famille : ils peuvent s’appuyer sur l’existence de cultures en Afrique, dans les Caraïbes et dans la diaspora ayant des conceptions de la famille et de la parentalité qui ne se résument pas au couple et à la famille nucléaire » écrit ainsi Fania Noël. Chez elle, une politique afroféministe est une politique du temps libre : c’est en collectivisant le temps que des instants seront dégagés afin que chacun.e puisse avoir le temps de penser, de rêver, d’envisager d’autres façons de faire, d’autres futurs. Ce n’est d’une réalité utopique dont parle Fania Noël, mais plutôt d’une « ligne rouge, d’une étoile du Berger qui nous donnerait le courage de franchir les étapes nécessaires, de ne pas tomber dans la compromission, de ne pas oublier que certains points d’étapes ne sont pas les objectifs finaux ». Après le feu, le pouvoir ? 

Et maintenant le pouvoir, un horizon politique afroféministe. Editions Cambourakis, 128 pages, 15 euros.