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Watchmen : Nous portons les masques

SPOILER ALERT

Qui gardera les gardiens ?

Dans le monde où se déroule Watchmen, la bande dessinée culte d’Alan Moore et Dave Gibbons, les premiers héros masqués sont apparus dans les années 1930. Dans les années 1940 ils forment une équipe, les Minutemen, qui combat le crime à grands renforts de publicité. Il faut attendre la guerre froide pour voir un héros changer la face du monde, mais celui-ci ne porte pas de masque : suite à un accident dans un laboratoire de physique nucléaire en 1959, le scientifique Jon Osterman a été irradié, atomisé, et recomposé en Dr Manhattan, un démiurge à la peau bleue capable, semble-t-il, de tout. Il voit le futur comme une partie de son présent, il peut changer de taille, se téléporter, etc. Entre temps, les Minutemen ont été dissous, victimes de la chasse aux sorcières maccarthystes.

Les Watchmen ne sont pas un groupe en tant que tel, mais plutôt le nom donné à plusieurs héros masqués travaillant pour la plupart indépendamment les uns des autres jusqu’en 1977. Cette année, une loi interdit les héros masqués ; certains abandonnent leurs activités. D’autres, comme le sinistre Rorschach, continuent envers et contre tout. A croire que l’omnipotence n’apporte pas la sagesse. Le demi-dieu, quant à lui, travaille pour le gouvernement américain, et il travaille bien. Il a notamment gagné la guerre du Vietnam. La nation asiatique est devenue le 51e État de l’Union, un triomphe qui a contribué aux succès électoraux à répétition de Richard Nixon. Cela n’a pas empêché la continuation de la guerre froide, bien au contraire : en l’année 1985 de Watchmen, le monde est au bord de la troisième guerre mondiale et les anciens héros, menacés par un ennemi invisible, découvrent une vaste conspiration menée par leur ancien collègue, Adrian Veidt, ou Ozymandias, l’homme le plus intelligent du monde. Pour éviter l’holocauste nucléaire, Veidt invente une attaque extra-terrestre qui détruit la moitié de la population de New York, réunit les gouvernements du monde contre la menace de l’espace, et convainc l’homme bleu de s’exiler sur la planète rouge. Et c’est à peu près toute la couleur qu’on trouve dans une bande dessinée autrement blanche comme un cul. De blanc.

La série télé Watchmen produite par HBO et diffusée en France sur OCS City commence en l’année 2019 de ce monde parallèle. Sous le président Robert Redford (oui, oui, celui-là même), le pays a fait des efforts conséquents pour combattre le racisme systémique, notamment en passant une loi sur les victimes de violence raciale, qui accorde des réparations (ou “redfordations,” comme ils disent) aux personnes et descendants de personnes touchés par le terrorisme domestique raciste. C’est le cas notamment des victimes du massacre de Tulsa (Oklahoma), un évènement de l’histoire réelle qui joue un rôle central dans la série : en 1921, Dick Rowland, un jeune cireur de chaussures noir accusé à tort d’avoir agressé une jeune femme blanche se voit devenir la cible d’une tentative de lynchage en masse. Mais la meute de blancs qui vient le chercher dans la prison où il est retenu trouve un groupe de noirs en armes venus s’opposer à son lynchage. La confrontation qui s’en suivit sonna le début de deux jours de folie meurtrière contre la communauté noire durant laquelle on estime que plus d’une centaine de personnes furent tuées, et le prospère quartier de Greenwood — surnommé le Wall Street noir — entièrement rasé, maisons et bâtiments incendiés, notamment, depuis les airs. Dix mille habitants noirs se retrouvèrent sans domicile du jour au lendemain. Dans la grande tradition américaine, bien qu’il y ait eu des suites judiciaires au massacre, aucune condamnation ne suivit, et dans les décennies qui suivirent le massacre fut virtuellement effacé de la mémoire officielle. Ce n’est que dans les années 1990 qu’une commission officielle fut finalement constituée pour faire la lumière sur les circonstances du massacre. Les recommandations faites par la commission — réparations, commémoration — sont celles suivies par le président fictif Robert Redford ; mais dans notre monde à nous, l’état de l’Oklahoma s’est contenté de créer deux trois bourses et de mettre une statue dans un parc. Sic transit

Tulsa après le massacre (Greenwood Cultural Center)

Les réformes redfordiennes concernent aussi les violences policières : fini le temps où les officiers pouvaient tirer leurs armes comme des cowboys. Ils doivent dorénavant demander la permission expresse de leur supérieur. N’allez pas croire pour autant que l’Amérique redfordienne soit un paradis. Les changements ne se sont pas faits sans opposition, avec notamment la Septième Kavalerie, un groupe terroriste suprémaciste blanc qui prend la nouvelle police pour cible. Lors de la « Nuit blanche » du 25 décembre 2016, ils exécutent plus de quarante officiers dans leurs maisons à Tulsa. C’est suite à cette campagne de terreur que de nouvelles directives rendent l’anonymat et le port de masque obligatoires pour les policiers, dont certains adoptent d’ailleurs des costumes de héros masqués. Aussi progressiste que semble la législation redfordienne, la loi sur les masques a entraîné de nouvelles formes d’impunité dans le maintien de l’ordre. Parmi les policiers costumés, nous trouvons Angela Abar, dite Sister Night, jouée par la formidable Regina Knight. Au début la série, tout indique que la Septième Kavalerie, trois ans après la Nuit blanche, prépare quelque chose. 

 Seventh Kavalry fait probablement en référence au septième régiment de cavalerie mené par le général Custer et décimé par les Sioux à Little Big Horn.

Pendant la diffusion de Watchmen fin 2019, une interview donnée à un magazine brésilien en 2016 par Alan Moore, le scénariste de la bande dessinée originelle, a beaucoup circulé en ligne. Il y disait notamment, concernant les super-héros :

À part quelques personnages non-blancs (et quelques artistes non-blancs) ces livres et personnages iconiques restent des rêves suprémacistes blancs. En fait, je pense qu’on pourrait dire que Naissance d’une nation de D.W. Griffith a été le premier film de super-héros, et le point d’origine pour tous ces personnages masqués et encapés.

Alan Moore

Cet argument, proposé de manière éloquente quelques années avant cette interview dans un article de Chris Gavaler, pèse sur toute la saison de Watchmen et en particulier sur l’épisode 6, « This Extraordinary Being », où Angela Abar, sous l’emprise de la drogue Nostalgia, revit des moments de la vie de son grand-père, Will Reeves, et découvre des secrets familiaux jusque-là profondément enfouis. Comme son grand-père, premier super-héros de l’histoire, et nombre d’autres héros avant elle, Angela est devenue une vengeuse masquée à la suite d’une série de tragédies qui, pour être personnelles, n’en sont pas moins imbriquées dans de bien plus vastes systèmes de violence et d’oppression (la ségrégation raciale pour Will, les suites de l’annexion du Vietnam pour Angela) que chacun n’avait de prime abord compris que partiellement. Comme Will, Angela a vécu sous la fausse impression qu’elle pouvait changer le monde à grands coups de pieds et d’exploits individuels. 

L’exploration de la vie de son grand-père révèle à Angela une histoire secrète des États-Unis et un complot raciste à l’échelle nationale : la Septième Kavalerie s’avère n’être autre que la nouvelle incarnation de Cyclope — autrefois, dans la série, une branche du Ku Klux Klan bien représentée dans la police et dédiée aux opérations de guerre psychologique. Leur plan visant à répandre par le biais de films d’actualités des messages subliminaux encourageant les Américains non-blancs à s’entretuer n’avait été stoppé que grâce à l’action solitaire du Juge Masqué (Hooded Justice en anglais), ce grand-père qu’Angela n’avait jusque-là jamais connu. Cette réapparition de Will Reeves / Hooded Justice coïncide avec celle de l’organisation Cyclope ; réapparition ou, plutôt, comme le suggère fortement la série, réveil d’une organisation qui ne s’était jamais réellement dissoute.

Hooded Justice, Le Justicier à Capuche, tout laisse à penser qu’on a affaire à un fan du KKK

Dans Watchmen, une série obsédée par la culture populaire et les médias, l’histoire est un film qui se répète ou plutôt se rembobine, se repasse ; un remake avec de nouveaux personnages apparaissant sous de nouveaux noms et de nouveaux masques pour rejouer la même histoire — l’histoire raciale des États-Unis. Chaque masque enlevé en révèle un autre, si bien qu’on se retrouve à la fin avec l’impression troublante que sous tous ces masques, la nation n’a pas de face. Tant qu’ils n’arriveront pas à discuter comme il se doit de cette longue histoire et de ses conséquences, les États-Unis continueront de n’être que la mascarade même. Une leçon pour nous tous, que la série traite avec brio. Installez-vous confortablement…

Une forme de guerre purement américaine

Watchmen est notamment imparable lorsqu’elle traite du rôle important que joue la culture populaire dans le maintien des notions de race dans l’inconscient collectif américain. La scène d’ouverture du premier épisode est une démonstration de finesse et de profondeur à ce sujet, la première instance de mise en abyme typique de l’ensemble de la série. Il s’agit d’un extrait de film muet, noir et blanc, rythme haché et piano syncopé. Un blanc à grosse moustache, tout de blanc vêtu, stetson blanc sur la tête, chevauche à bride abattue, se tournant de temps en temps dans sa selle pour tirer sur son poursuivant, un personnage menaçant, tout habillé de noir, cape et capuche volant au vent sans montrer son visage, un lasso tournoyant dans sa main. Il le lance et attrape l’homme en blanc, le jetant à bas de son cheval devant une petite église de campagne. Les fidèles, tous blancs, sortent paniqués : l’homme en blanc est leur sheriff. Mais comme le révèle dramatiquement l’homme en noir, le sheriff est aussi un malfrat : c’est en effet lui qui depuis quelques temps vole leur bétail. L’homme en noir tombe alors sa capuche : c’est « Bass Reeves ! Le sheriff noir de l’Oklahoma ! » Les fidèles furieux exigent qu’on lynche le voleur, mais Bass Reeves refuse : « Il n’y aura pas de justice sauvage ici aujourd’hui. FAITES CONFIANCE A LA LOI. » Le banc-titre est lu à haute voix avec une joie palpable par un petit garçon, seul spectateur de cette salle de cinéma de Tulsa, juste avant que la projection ne soit interrompue par des explosions et des cris. Nous sommes le 31 mai 1921 ; dans quelques instants, le petit garçon et ses parents, noirs américains, devront fuir devant la horde blanche en furie mettant Greenwood à feu et à sang.

Bass Reeves tombe le masque (capture d’écran, HBO)

La scène concentre aussi plusieurs histoires d’origine : le garçon, Will Williams, verra ses parents mourir ce jour-là. Il survivra (sauvant au passage un bébé, June, qu’il épousera plus tard), et se donnera pour nouveau nom Will Reeves, inspiré par son héros de jeunesse. Comme le sheriff Bass Reeves, Will deviendra policier. Face à la corruption et au racisme gangrénant cette institution par le biais de Cyclope, il décide aussi de prendre la loi dans ses mains : encore une fois inspiré par son héros — lui-même déjà la version cinématographique d’un vrai personnage méconnu (car noir) de l’Ouest américain — il devient le Juge Masqué. Cette scène ouvre donc sur l’histoire raciale américaine tout en offrant un aperçu des codes et conventions de représentation qui y sont attachés. 

Dans son essai « Donne le change et change la donne », l’auteur afro-américain Ralph Ellison parle du blackface, cette institution culturelle américaine : « Sa fonction était de voiler l’humanité des Noirs, ainsi réduits à de simples signes, et de réprimer l’identification morale du public blanc avec ses propres actes et avec les ambiguïtés humaines présentes derrière ce masque. » Présentant le blackface comme une instance idéologiquement chargée et typiquement américaine de mascarade, Ellison continue : « Nous [Américains] portons [le masque] à des fins d’agression comme de défense, lorsque nous nous projetons dans le futur et que nous voulons sauver le passé. En bref, les motifs cachés derrière le masque sont aussi nombreux que les ambiguïtés que le masque dissimule. » 

Son constat est aussi large qu’il est profond ; il reconnaît à la fois le poids de la pensée racialiste et le fait que les individus existent en dépit des limites de cette pensée et au-delà, malgré tout. On entend aussi ici les échos d’un constat délivré par l’ancien esclave, abolitionniste, penseur, écrivain et homme politique Frederick Douglass. Témoin du succès des minstrel shows en Grande-Bretagne au milieu du XIXe siècle, il les avait dans sa correspondance déclaré être « une forme de guerre purement américaine ». Au moment où l’on trouve Will Reeves, presque un siècle plus tard, cette forme de guerre était devenue une trame centrale de la culture américaine et globale, influençant d’une manière ou d’une autre tous les arts, notamment la musique et le spectacle vivant mais aussi la littérature. 

En 1896, le poète afro-américain Paul Laurence Dunbar atteint une renommée nationale pour ses poèmes, plus précisément ceux écrits en « dialecte ». Très vite Dunbar dut se rendre compte que la liberté d’utiliser le vernaculaire pouvait aussi être une prison : les attentes de lecteurs élevés à l’école des minstrel shows et possédant une vision de l’authenticité culturelle noire faussée par ces mêmes spectacles, entre autres choses, rendaient quasi-impossible la distinction entre l’héritage raciste de ces spectacles et des formes artistiques noires que les artistes noirs peinaient à faire prendre au sérieux, laissant aussi au passage peu de place pour l’innovation de fonds ou de forme. Démonstration : le « poète lauréat de la race noire » était aussi « le prince des coon songs », un style de chanson d’humour raciste dérivé des minstrel shows très prisé au début du XXe siècle et auquel nombre de musiciens et auteurs noirs s’essayèrent pour gagner leur vie. L’originalité de sa poésie vernaculaire se voyait donc galvaudée, considérée simplement comme une nouvelle couche de peinture étalée sur les vieilles conventions de scène des minstrel shows ; un masque au-dessus d’un masque, en somme. « Nous portons le masque », un des poèmes les plus connus de Dunbar, dit justement :  

Nous portons le masque qui ment et grimace
Il ombrage nos yeux et cache nos faces —
On paye cette dette à la malice humaine ;
Nous sourions, le cœur déchiré de peine,
Articulant en silence d’innombrables subtilités

We wear the mask that grins and lies,
It hides our cheeks and shades our eyes —
This debt we pay to human guile;
With torn and bleeding hearts we smile,
And mouth with myriad subtleties. 

Paul Laurence Dunbar (traduction de l’auteur)

Dunbar dut vite se rendre compte que ces subtilités passaient loin au-dessus des têtes de nombre de ses lecteurs. Impossible de tomber le masque dans l’Amérique ségrégationniste. Le mythe dominant du tournant du XXe siècle mettait sur un piédestal un héros : le cowboy (qui, contrairement à la réalité historique, est toujours d’une blancheur aveuglante. Bass Reeves appréciera) décrit comme le digne descendant de ses ancêtres, les chevaliers anglo-saxons. Cette figure se voit promue par des écrivains tels que le futur président Theodore Roosevelt et surtout son camarade d’université Owen Wister, auteur du bestseller Le Cavalier de Virginie (The Virginian, 1902). Dans ce roman classique du genre western, un juge justifie la pratique répandue dans l’Ouest de lyncher les voleurs de bétail en comité restreint. D’après lui, elle prouve que le territoire du Wyoming où se déroule l’action du roman « est déterminé à devenir civilisé », contrairement au Sud, qu’il considère être « quasi barbare » dans sa pratique du lynchage de masse. « Quand un citoyen ordinaire… voit qu’il a laissé la justice à des mains impotentes, il se doit de la reprendre dans ses propres mains », le juge continue, définissant plus loin la justice privée comme « une affirmation fondamentale d’autonomie politique ». 

Ce n’est donc pas un hasard si la scène d’ouverture nous montre Bass Reeves dans cette même situation : le Virginien de Wister n’y réfléchissait pas à deux fois avant de pendre un voleur de bétail, et il n’épargnait pas ses propres amis. Il faisait là acte de civilisation. Par contraste, que l’afro-américain Bass Reeves se dresse contre le lynchage peut être vu comme une preuve de sa profonde humanité, un sentiment qui parle clairement à Will Reeves mais aussi à son père, son fils et sa petite-fille Angela pour l’armée et la police, au point qu’ils en semblent tous presque naïfs. En effet, ils mettent tous leurs vies en jeu pour défendre l’État, l’armée, la police et autres institutions étatiques, quand bien même elles les mettent en danger et ne sont jamais en mesure de les protéger. « Faites confiance à la loi », le slogan de Bass Reeves, peut sembler d’autant plus paradoxal qu’il est prononcé dans un contexte où rien n’est vraiment ce qu’il paraît et tout semble inversé : le sheriff est la menace principale qui pèse sur la population, et il faut qu’un autre policier se déguise pour pouvoir l’arrêter. Rien de cela, bien sûr, n’aurait surpris un noir américain des années 20, vivant dans un système où l’injustice était organisée légalement. Reeves parle de « loi », mais il veut vraiment parler de justice ; il prononce son slogan mais simultanément articule en silence d’innombrables subtilités que le jeune Will mettra bien longtemps à comprendre.

Vengeurs noirs

Dans mon livre The Black Avenger in Atlantic Culture, j’avance qu’aux États-Unis en particulier et aux Amériques en général, les discussions portant sur l’usage légitime de violence face aux injustices systémiques sont toutes dérivées de la question politique de l’être noir, et qu’elles sont devenues essentielles à la culture populaire états-unienne par le même biais. Le système esclavagiste atlantique a changé la face du monde, mais il a aussi fait de la possibilité d’une révolution noire et de l’émergence d’une nation noire aux Amériques un des thèmes fondamentaux, quoique souvent indirect, de la culture moderne du monde atlantique. Très tôt dans la pratique de l’esclavage atlantique des voix s’élevèrent pour arguer de sa profonde immoralité. En Grande-Bretagne comme aux États-Unis, les auteurs et orateurs abolitionnistes, faisant usage d’une rhétorique influencée par les images et la scansion évangélistes, prévenaient depuis longtemps que l’esclavage était un péché abominable pour lequel les coupables devraient payer un jour, ne serait-ce que celui du jugement dernier. On voit se développer dans les littératures du monde atlantique un personnage de vengeur noir, à la fois incarnation et exorcisme de la menace de vengeance noire. En effet, si tout un chacun peut sympathiser avec le prince Oronoko, il est aussi généralement présenté comme un homme extraordinaire, en porte-à-faux avec les banals esclaves noirs, tant et si bien que quand il essaye de les mobiliser pour une révolte, il y échoue généralement. La révolte noire, réduite à une vengeance personnelle, est donc introduite et dans le même mouvement neutralisée, la fiction agissant comme un vaccin contre une éventuelle vraie révolte. 

Avec le temps, suite notamment à des mouvements de libération dont la révolution haïtienne fut le plus grand (mais pas du tout le seul) exemple, la menace d’un mouvement collectif noir devînt plus difficile à ignorer, et les représentations de représailles violentes contre l’esclavage plus complexes. Certains abolitionnistes allèrent jusqu’à présenter l’autodéfense armée comme l’application de la volonté divine. 

Ainsi, dans un discours survolté à la Convention Nationale Noire de 1843 à Buffalo, État de New York, le pasteur abolitionniste noir Henry Highland Garnet déclarait : « C’est un péché que de se soumettre volontairement à une telle humiliation… Votre condition ne vous absout pas de votre obligation morale. NI DIEU, NI LES ANGES, NI DE SIMPLES HOMMES NE VOUS FORCENT À SOUFFRIR NE SERAIT-CE QU’UN INSTANT. C’EST DONC VOTRE DEVOIR IMPERATIF ET SOLENNEL DE FAIRE USAGE DE TOUS LES MOYENS MORAUX, INTELLECTUELS ET PHYSIQUES QUI PROMETTENT LE SUCCÈS…Les cieux, d’une voix de tonnerre, vous appellent à secouer votre poussière et à vous lever. »

Rejeté par les délégués de la convention en 1843, notamment face aux critiques de Frederick Douglass, le discours de Garnet se verra finalement publié comme pamphlet et plébiscité en 1849. Sa rhétorique deviendra même cruciale pendant la guerre de Sécession, notamment lorsqu’il s’agira de recruter des soldats noirs américains. Mais c’est après la guerre qu’elle sera perversement appropriée par les suprémacistes, durant la période dite de Reconstruction (1865-1877). Cette décennie qui verra notamment l’élection des premiers députés et sénateurs noirs américains fut aussi marquée par la montée du Ku Klux Klan, entre autres groupes terroristes armés cherchant à contrôler par l’intimidation et le massacre la population noire américaine. Vaincus sur le champ de bataille, les Sudistes se virent muselés pendant un temps par le gouvernement fédéral qui envoya des troupes occuper les états du Sud pour assurer la protection des citoyens noirs. Les suprémacistes blancs trouvèrent dans les journaux et la culture populaire des moyens de défendre leurs actions, notamment en développant l’idée que les victoires électorales noires étaient en passe de mener à une dictature raciale dont l’aboutissement serait nécessairement l’extermination des blancs. 

En 1893, dans The Red Record, une enquête accablante sur les lynchages sudistes, la journaliste Ida B. Wells diagnostiquait les trois motifs historiques chronologiques par lesquels les sudistes excusaient les lynchages : la menace d’émeute, la menace de dictature noire, et la menace de viol sur les femmes blanches. Wells démontrait aussi que chacun de ces motifs ignorait ou inversait en vérité les évènements : « le sudiste blanc nous dit qu’il est impossible qu’une femme blanche s’unisse volontairement à un homme noir; toute preuve d’union est donc forcément preuve d’abus. Les nombreuses fois où l’accusation de viol a mené au lynchage d’hommes noirs, on savait pertinemment au moment du lynchage (et on le prouva indiscutablement après coup) que la relation en question était volontaire et clandestine et qu’elle n’aurait jamais tenu devant aucun tribunal. » 

The Red Record, l’enquête incroyable d’une pionnière journalistique en plein pic de violences raciales

Au tournant du XXe siècle, l’apologie du terrorisme blanc face aux prétendues menaces noires s’incarne notamment dans la trilogie de romans de Thomas Dixon, Le cycle du Klan, adaptée par D.W. Griffith dans son film Naissance d’une nation (1915), mentionné plus haut par Alan Moore. Contemporain de Wister, Dixon cherche clairement à rapporter aux masses blanches sudistes la chevalerie anglo-saxonne assignée au cowboy solitaire par son compatriote. Et ça marche, évidemment. À tel point que même les réponses d’auteurs noirs américains tendent pour beaucoup à simplement barbouiller de noir ces mêmes chevaliers blancs. 

Ainsi, parmi les ancêtres de Bass Reeves le héros de film on peut trouver Abe Overley, le protagoniste du roman As We See It publié en 1910 par R. L. Waring, un ancien policier, avocat et agent du parti démocrate à une époque où il était encore le parti de la suprématie blanche. Son roman débute en 1876, année du centenaire de la Révolution américaine, peu de temps avant la fin de la Reconstruction. Le message de Waring à l’Amérique ségrégationniste est plutôt noir et blanc, et intensément wisterien : il y a des gens nobles et des gens méprisables chez les blancs et les noirs. Les aristocrates naturels de chaque communauté devraient recevoir leur dû. Ses deux personnages principaux ont le même nom, Abe Overley. L’un est noir, l’autre est blanc, ils ont grandi ensemble sur la même plantation. Tous deux sont reçus à l’université d’Oberlin dans l’Ohio, connue pour avoir été une des premières institutions à accepter les étudiants noirs. C’est là qu’ils résident lorsqu’Abe (le noir) reçoit une terrible nouvelle : sa mère et sa sœur ont été battues à mort par un gang de pécores racistes. Abe se transforme alors en « l’incarnation même du démon de la vengeance » : il retourne secrètement dans son Alabama natal et tue les coupables un par un, façon western. Dans un échange au sujet de la décision prise par Abe d’aller venger sa famille, un de ses professeurs, expliquant l’état d’esprit ayant mené Abe à quitter le campus, déclare, admiratif : « ce noir est un homme blanc ».

Et voilà bien pourquoi le protagoniste de Waring, bien qu’il tue quatre blancs dans l’Alabama, s’en tire sans une égratignure : dans le monde (certes fictif) du roman, ses actes sont une sorte de mascarade. En devenant le vengeur de sa famille, en affirmant une action individuelle, il a véritablement mis un masque blanc. Il gagne son individualité au prix d’une compréhension politique de sa situation. En effet, le racisme qui tue les parents d’Abe n’est plus considéré comme un fait politique, mais comme un drame personnel, simple fruit d’une rivalité l’opposant aux brutes qui ont tué sa mère et sa sœur. Ce choix narratif évite à la fois d’évoquer la menace de l’action collective noire, et permet donc de présenter la vengeance d’Abe comme l’acte noble d’un homme honorable, ce qui le blanchit symboliquement. C’est un vieux ressort narratif, qu’il est difficile de ne pas voir ici comme une preuve de résignation face au système ségrégationniste : comme si la seule issue possible était forcément individuelle. 

Bass fréquences

Dans Watchmen, June, la femme de Will Reeves, a les yeux grands ouverts et voit très clairement les implications des actes de son mari. Après qu’il se transforme pour la première en Juge Masqué, elle lui demande de raconter encore une fois la scène du film qui l’a tant influencé. « De quelle couleur sont les villageois » demande-t-elle, soulignant l’évidence avec subtilité : Will ne peut trouver de justice qu’en dehors du système, mais même là, à défaut d’avoir le soutien d’une communauté, il faudra qu’il fasse semblant d’être blanc. Dans l’Amérique ségrégationniste, toute action noire est nécessairement politique, et il ne pourra agir contre Cyclope et en réchapper que s’il peint un masque blanc sous son masque. On en rajoute une couche. 

Il est donc impossible, semble-t-il, d’ôter les masques : sous chaque couche Reeves en trouve une nouvelle, encore plus décevante. Nelson Gardner, Captain Metropolis, l’autre héros masqué qui l’invite à rejoindre l’équipe des Minutemen n’a absolument aucun désir de combattre le racisme. Il n’hésite même pas à utiliser des images racistes pour vendre les services de protection du groupe aux banques locales. Les deux héros sont dans le “placard”, et ont une relation secrète ensemble, ce qui convient bien à Gardner, qui suggère qu’ils gardent leurs costumes lorsqu’ils font l’amour. Un nouveau masque. Les identités secrètes se replient sur elles-mêmes. Le Juge Masqué finit par se battre contre Cyclope tout seul, et lorsqu’il détruit le hangar où l’organisation secrète garde tout le matériel pour le contrôle subliminal de la nation, on pourrait croire qu’il a éradiqué cette menace. Mais on sait bien que non : Cyclope n’est que le symptôme le plus récent d’une vieille maladie. Un héros solitaire ne pourra jamais rien contre elle.

Will cache sa véritable identité derrière un masque blanc vs la couverture de la première parution de Peaux Noires Masques Blancs aux États-Unis

Reeves apprend alors une vieille leçon : parce qu’elle ne peut véritablement que s’occuper de la surface, du masque, la vengeance individuelle n’est jamais satisfaisante. Elle ruine la vie de Reeves, et n’empêche pas le traumatisme de Tulsa de se communiquer à travers les générations au reste de sa famille : le racisme, une maladie génétique et contagieuse. Reeves et son alter ego le Juge Masqué disparaissent. Reeves ne reviendra que pour passer la torche et un peu de sagesse à sa petite-fille, Sister Night. Dans une des dernières scènes de la série, alors qu’il parle à Angela de Dr Manhattan, le démiurge semblablement mort, Reeves déclare, impassible : « C’était un homme bon. Mais quand on voit ce dont il était capable, il aurait pu en faire plus. »

La série s’arrête avant qu’on ne découvre si Angela, potentiellement la nouvelle déesse du quartier, prend en compte ce conseil. Qu’aurait-il pu faire de plus ? Que pourrait-elle faire de plus, pouvoirs ou pas ? Peut-être dédier ses pouvoirs à la justice plutôt qu’à la loi, et se dévouer aux gens plutôt qu’aux institutions étatiques. Ou peut-être ne s’adresse-t-il pas seulement à elle : qui sait si, dans des fréquences plus basses, il ne s’adresse pas à nous ? 

Ce texte est une adaptation du texte du même auteur , » We Wear The Masks », paru en anglais sur le site Africa is a Country.